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 Mon corps se suicide

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MessageSujet: Mon corps se suicide   Mon corps se suicide Icon_minitime14.09.18 11:27

Frédéric Badré, atteint de la maladie de Charcot: "Mon corps se suicide"


 Par Christophe Barbier, publié le 03/04/2015 à 07:54
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Frédéric Badré: "Ce que je ne peux pas partager [avec mon entourage], c'est la monstruosité."

A la maladie de Charcot, incurable, qui a pris possession de lui, l'artiste et écrivain Frédéric Badré oppose un formidable antidote: la littérature. Sa Grande Santé en témoigne. Extraits.



Sa main, légère et silencieuse, fait danser sur le Canson un crayon gras qui s'étonne de ne plus être indolent. Apparaît soudain le profil du Tintoret, le visage d'une enfant ou une bribe de ville. Frédéric Badré, dessinateur inné, est aussi un "littérateur" - comme on disait jadis - épris de lectures rares et exigeant avec sa plume. En juin 2012, trois lettres se sont dressées devant lui, aussi frustes que sa vie d'esthète est raffinée : SLA. La sclérose latérale amyotrophique, plus connue sous le nom de "maladie de Charcot", détruit les neurones du système nerveux central et dissout les muscles.  
Dans La Grande Santé, dont L'Express publie des extraits, il raconte l'évolution de la maladie et de sa propre vision du monde, la brutalité mécanique de la médecine et le gymkhana administratif qui attend le malade. Frédéric Badré est un membre éminent du collectif Ligne de risque, qui créa la revue du même nom autour d'une ambition : penser le néant. 



[EXTRAITS]



Au milieu du séjour, le Dr B. m'a prévenu : je devais m'attendre à une maladie "sérieuse". Elle a utilisé ce mot. Sous le coup, une sensation de vertige m'a étourdi, j'ai dû m'allonger sur le sol pour ne pas tomber dans les pommes. Me voilà sur le dos, par terre, les pieds posés sur un siège et le Dr B. comme dressée au-dessus de moi, me regardant l'air embêté. Croyant à un malaise, deux infirmières se précipitent. "Non, non, rien de grave, je vais me relever." Et, là, je fixe le Dr B. et, tel un gisant, je lui dis dans un souffle qu'il me reste donc peu d'années à vivre. Son visage se décompose : "Mais... je n'ai jamais dit ça !" [...] 

Vers sept heures, le premier effort de la journée consiste à lever mon bras pour éteindre le réveil. Mon poignet affaibli rend la manoeuvre incertaine. Il est rare que je parvienne à faire glisser le curseur du premier coup, d'autant plus que mes doigts refusent de se décrisper. A cet instant, prudence! 

"Toutes mes forces coulent vers le néant"



J'aime dormir en chien de fusil. Au réveil, je dois m'étirer. Mais, si je n'y prends pas garde, des crampes soudaines vont contracter mes mollets et parfois la plante des pieds. Dans ce cas, la journée commence par des contorsions pour calmer la vive douleur. Depuis le début, la SLA attaque mon corps par les épaules. Quelques mois avant le diagnostic, il m'arrivait de casser un verre en voulant saisir un objet à table. Au lieu de passer par-dessus, ma main venait le percuter, à ma grande stupéfaction. Déjà, mon bras droit n'obéissait plus parfaitement aux ordres que mon cerveau lui adressait. [...]  
Tous les jours je dois imaginer de nouveaux stratagèmes pour réaliser les gestes les plus simples, comme me relever d'une chaise ou porter un verre à ma bouche. Tout le monde vieillit et il est à craindre que tout le monde doive un jour mourir. La différence avec moi, c'est que la SLA m'oblige à endurer ce mouvement impitoyable. Mon corps se suicide. [...] Le cerveau ne reste certainement pas inerte. Il cherche en permanence à compenser à gauche ce qui a été perdu à droite. Mais le mouvement d'affaissement général emporte tout. La tête, pour rester saine, doit laisser le corps s'affaisser. Mes forces s'amenuisent et je n'ai plus de nuit réparatrice. [...] L'impression de voir toutes mes forces couler vers le néant avec la vitesse d'un sablier qu'on renverse. [...] 
Cerise sur le gâteau, ma tête repose sur un oreiller inondé de bave, ce que les médecins appellent l'hypersalivation. Doux euphémisme! Le Dr L. a bien évoqué la possibilité d'opérer les glandes salivaires, mais je préfère pour l'instant mettre quelques gouttes de teinture de belladone sous la langue après chaque repas. La tête de mort sur l'étiquette est au moins aussi terrifiante que le "Fumer tue" sur les paquets de cigarettes. De la maladie, ou du bon usage des poisons... 

"Je ne dois espérer aucun miracle"


[...] Ma langue, de moins en moins mobile, rend de plus en plus inaudibles mes propos. Surtout, l'hypersalivation s'accentue. Une véritable cataracte ininterrompue de bave. Je bave en marchant. Je bave en parlant. Je bave tout le temps. Le clapet qui d'ordinaire empêche les aliments d'aller dans les poumons se ramollit, de sorte que bien souvent un filet de bave s'infiltre et provoque des quintes de toux interminables. [...] Je demande à mon iPhone : "Quel temps fera-t-il demain ?" Il comprend : "C'est dans le TV the main." Je lui dis : "Je dois acheter des abricots." Il entend : "Je veux zéro. Ce n'est désherberai." J'essaie : "Trouve-moi l'adresse du Dr Martin." Il répond : "Voici l'heure à Laser : il est 15h16." La technique moderne, impitoyable, me dit à quel point j'ai, au sens propre du mot, une élocution débile. [...] 


Il m'arrive de comparer mon système nerveux à un édifice en plâtre. Tous les jours, de grandes parties friables se détachent. Pour l'instant, le bâtiment reste debout, mais le moment de l'affaissement semble inéluctable. Rilutek sera peut-être l'enduit qui stabilisera un jour la ruine. Tant que la science n'aura pas trouvé le moyen de régénérer les neurones moteurs, aucune guérison ne peut être attendue. Chaque jour, je sais qu'en avalant ces 50 milligrammes de molécules je ne dois espérer aucun miracle. Et, par le fait, cela me donne envie de ne plus le prendre. Ainsi va la nature humaine. [...] 
Le Ice Bucket Challenge a été inauguré par un champion de motocross américain en juin 2014. Il s'agissait au départ d'un simple défi. Interpellés, les challengers doivent à leur tour plonger dans un seau de glace, sinon donner cent dollars à une association. En juillet 2014, Pete Frates, joueur de base-ball atteint par la SLA, oriente le challenge vers la recherche pour combattre sa maladie. C'est alors que des hommes politiques, des milliardaires et des rock stars se sont pris au jeu. L'idée sous-jacen te m'a immédiatement sauté aux yeux. L'eau glaciale doit symboliquement laver le malade de son mal. C'est bien d'un baptême qu'il s'agit, suivi d'une renaissance. Ce geste, les pères fondateurs baptistes ne l'auraient certainement pas renié. Là-dessus, toutes les spiritualités possibles et imaginables se greffent. [...] 

La littérature, antidote au cauchemar


Tout mon entourage se trouve impliqué à mes côtés. Chacun réagit selon son tempérament. Ce qui m'est propre, en revanche, ce que je ne peux pas partager, c'est la monstruosité. La maladie neurodégénérative m'extrait du monde. C'est une expérience douloureuse de la séparation. L'antidote au cauchemar, le moyen de rester éveillé, la grande santé a pour nom littérature. [...] 
J'ai très vite compris, la mort dans l'âme, qu'il me faudrait renoncer à mon heure quotidienne de guitare. Quand les enfants étaient petits, je les endormais en leur jouant des titres moins connus des Beatles (Mother Nature's Son, Blackbird), des Rolling Stones (No Expectations, Back Street Girl), de Neil Young (Out on the Weekend), des classiques de Bob Dylan (Knockin' on Heaven's Door), etc. [...]  
Voyant mes poignets abandonnés par leur force, mes doigts mous et recroquevillés, perdant souplesse et agilité, avec mes cordes vocales désaccordées et ma voix devenue monocorde, j'agrippai une dernière fois l'instrument et, après avoir joué Meet Me in the Morning, de Bob Dylan, seul dans mon atelier, je le rangeai sur son râtelier pour toujours. 
La Grande Santé, par Frédéric Badré. Seuil, 195p., 17,50€. [/size]
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MessageSujet: Re: Mon corps se suicide   Mon corps se suicide Icon_minitime16.09.18 17:44

J’essaie d’ajuster ma tête et mon corps
Frédéric Badré
Mon corps et moi nous ne nous entendons plus. Je ne le reconnais plus. La maladie neuro-dégénérative qu’est la SLA a provoqué une sorte d’accélération dans le temps. Jour après jour toutes mes forces diminuent. Mon corps m’a projeté en un clin d’oeil hors la vie. Et ma tête, impuissante, assiste à ce phénomène désolant. On pourrait définir la santé comme un ajustement entre le corps et l’esprit. La maladie, comme un désajustement. Je ne reconnais que la voix de ma conscience. Elle s’exprime sans difficulté en mon for intérieur. Bien souvent, je l’entends me demander : comment est-ce possible ? L’expérience de la maladie neuro-dégénérative est pour moi une expérience de la dissociation entre ma tête et mon corps. Lui veut mourir. Elle, refuse.

Je suis devenu un fardeau pour mon entourage. Ma femme et mes enfants doivent s’occuper d’un boulet. Les difficultés d’élocution provoquent sans arrêt des tensions. Tout le monde s’énerve. Eux parce qu’ils ne comprennent pas ce que je demande. Et moi parce que j’ai l’impression d’être bâillonné, comme Papageno dans La Flûte Enchantée. Par dessus le marché, l’hyper salivation m’oblige souvent à m’exprimer au moyen de petits gémissements ridicules. Si j’ouvre la bouche en marchant, un flot de bave inonde mon cou. Ou alors, je l’avale de travers et me voilà secoué par d’interminables quintes de toux. Impossible de faire deux choses en même temps ! Cette situation est source de violence. Nous devons apprendre à maîtriser cette violence.

La privation de la parole m’a fait comprendre ce que parler veut dire. Eh bien parler signifie peut-être vivre en paix. Je vois la maladie neuro-dégénérative, en particulier la SLA, comme une monstruosité. Quelle peut bien être sa signification ? Que nous montre-t-elle ? On se dit parfois que le bonheur n’est pas gratuit. Et même l’instant extatique, par exemple devant un tableau magnifique, peut-être qu’on en paie le prix sans s’en douter. Le mystère demeure. Que penser dans ces conditions de la maladie ? J’avance pas à pas dans cette forêt obscure. J’aimerai comprendre. Job lui aussi voulait comprendre. Il ne percevait pas la cause de son malheur. Lui aussi se voyait injustement condamné. Nous n’avons pas d’autre choix que d’accepter l’épreuve. Je chemine dans la maladie avec en tête des objectifs modestes. Ainsi, j’essaie d’ajuster ma tête et mon corps. En somme, c’est peut-être une bonne définition de la vie.
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