Entretien avec la psychanalyste Marie Romanens
Après un siècle de bras de fer, névrose chrétienne et réductionnisme freudien parviennent simultanément au bout d’un cycle. Tout bouge d’un côté comme de l’autre. Quels rapports entre connaissance de la psyché et quête de transcendance ? Nous nous en sommes entretenus avec la psychanalyste Marie Romanens, qui a publié en 2000 Le Divan et le Prie-Dieu (éd. Desclée de Brouwer)
M. Romanens - DR.
La première chose qui frappe, quand on se penche sur le dossier “Psychanalyse et Spiritualité”, c’est son ancienneté. Dès ses prémisses, la science thérapeutique créée par Freud voit dans la pratique religieuse qu’elle observe (en l’occurrence au sein du monde chrétien et du monde juif) une formidable source de névrose. Et tout de suite, le monde religieux, lui, voit la psychanalyse comme directement inspirée par Satan. Mais dans le même temps, et on le dit généralement beaucoup moins, des esprits religieux avisés se rendent compte que vient d’émerger là un outil dont l’Église aurait grand besoin, notamment pour éclairer sa politique de recrutement, aux portes des séminaires et des couvents - qui regorgent de personnalités gravement déséquilibrées. Alors qu’à l’inverse, bien que s’en défendant mordicus, Sigmund Freud et ses disciples - dont plus tard Lacan, de manière éclatante - ne cessent de tourner autour de questions touchant à des dimensions intérieures. Des dimensions impalpables, ineffables, immatérielles, qu’ils ont grand mal à rattacher à la science imbibée de matérialisme positiviste de la fin du xixe siècle, et qui en réalité fonderaient peut-être les prémisses d’une nouvelle spiritualité. Une spiritualité dont Carl Gustav Jung se fera bientôt le champion. L’œuvre monumentale de Jung ouvre incontestablement une nouvelle approche spirituelle. Bien sûr. Mais au prix d’une coupure si abyssale, se séparant des autres psychanalystes si gravement qu’on est tenté de voir leur conflit comme une guerre de religions... dont le dépassement a pu longtemps sembler à la fois prioritaire et impossible.
Et voilà qu’avec la fin du XXe siècle apparaît une nouvelle sorte de psychanalystes. Plus tolérants, plus ouverts, intéressés tout à la fois par le “triangle œdipien”, le complexe de castration et toutes les racines de la névrose, mais aussi, à un autre niveau, par une quête intérieure qu’ils qualifient eux-mêmes de spirituelle.
La propre pratique d’analyste et de thérapeute de Marie Romanens est imbibée de ces différentes approches. Voilà une psy du xxie siècle : chez elle, vous pouvez opter pour le divan freudien classique, ou pour la thérapie de groupe... où sont utilisées des techniques fondées sur le rêve éveillé ou l’expression corporelle (elle anime un atelier intitulé “Abraham, l’appel vers soi”, dont la trame est calquée sur le passage biblique). Un jour, Jean-Paul Guetny, qui dirige la rédaction d’Actualité des religions, entend parler d’elle et lui demande si elle veut bien ouvrir une rubrique “psy” dans son mensuel. Dans la foulée, elle publie un premier essai, Le Divan et le Prie-Dieu, où elle reprend un siècle de relation conflictuelle entre psychanalyse et religion. Nous sommes allés la rencontrer chez elle, dans les Alpes.
Nouvelles Clés : Ce qui nous intéresse dans votre démarche, c’est que vous n’en soyez pas restée à votre expérience jungienne. Au départ, pourtant, bien que plutôt agnostique vous-même, vous avez été rebutée par l’athéisme militant des freudiens. En même temps, un risque de dérive des jungiens vers une certaine grandiloquence spirituelle (qui passerait parfois à côté des éléments névrotiques) ne vous échappait pas. Vous êtiez donc tiraillée.
Marie Romanens : Médecin psychiatre, on se rend vite compte que les problèmes “psy”, il faut d’abord s’en occuper sur soi-même. J’ai donc commencé une première analyse, jungienne, qui fut intéressante mais insuffisante. La manière dont j’ai ensuite approché ce que j’appelle des “freudiens” n’est pas orthodoxe non plus, puisque c’étaient des descendants de Wilhelm Reich, praticiens de la bioénergie suivant la méthode d’Alexandre Lowen. Ils étaient néanmoins en forte résonnance avec Freud. J’ai tendance à aimer les dissidents, à faire mon chemin à travers cela... Peu à peu, dans ma pratique, j’ai vu moins de patients psychiatrisés, puis plus du tout, et j’ai finalement même quitté l’ordre des médecins et ne travaille plus qu’en tant qu’analyste et psychothérapeute. Je fais partie de l’Institut Charles Baudouin, une petite institution pas connue, assise sur la Suisse, les Alpes et la Belgique, intéressante parce que Baudoin était un philosophe qui a fait une analyse freudienne ET une analyse jungienne. Il en a conclu : “ Je ne choisis ni l’une ni l’autre, je choisis la psychanalyse, comme on choisit la physique, et non pas la physique de Newton ou la celle d’Einstein. ” Dans le cercle qu’il a créé on peut penser différemment.
N. C. : Dans Le Divan et le Prie-Dieu, vous écrivez : “Mon unique propos est de faire apparaître les points de jonction entre le champ psychanalytique, qui met à jour l’expérience intime des hommes et des femmes, et le champ religieux, qui traite des liens entre les êtres humains et la divinité.” Comment est né ce désir ?
M. R. : Petit à petit, d’un malaise que j’ai éprouvé d’abord entre les deux types d’analyse.
Il se trouve que, chez les freudiens comme chez les jungiens, j’ai toujours eu envie de dire : “Mais attendez, il y a autre chose !” Les jungiens partaient tout de suite dans la symbolique plein pot, oubliant un peu trop vite les nœuds de la vie psychique. Les freudiens ne voulaient entendre parler de rien de spirituel, même d’immanent. Je me disais que tout ça devait pouvoir s’entendre. Et en y réfléchissant, je me suis rendu compte que ce conflit avait des origines historiques. La séparation de l’Église et de l’État, le mouvement anticlérical pour combattre un ordre réactionnaire, etc. Dans le mouvement d’émancipation bien légitime revendiqué par Freud et les siens, on a un peu eu tendance à jeter le bébé (spirituel) avec l’eau du bain.
N. C. : Vous écrivez : “D’un côté comme de l’autre [chez les psy comme chez les spi], de puissants phénomènes illusoires construisent des idoles.” Comment, schématiquement, représenter ces idoles ?
M. R. : Ce sont des projections du besoin de toute-puissance. D’un parent tout-puissant, père, mère, à qui l’on pourrait se référer, se raccrocher, se sécuriser, et que l’on pourrait prier pour lui demander toutes sortes de réponses. Ça fonctionne différemment de chaque côté, mais en dernier recours cela revient au même quant au mécanisme psychique qui permet d’échapper à la souffrance et à la vulnérabilité.
N. C. : Vous citez Marie Balmary : “Ni les monothéismes ni la psychanalyse ne peuvent être lavés de tout soupçon...”
M. R. : C’est LA grosse affaire humaine, de sortir de ce besoin infantile, de ces liens de dépendance.
N. C. : Mais finalement, vous constatez, pour les opposer, névrose chrétienne et dogmatisme (quasi religieux) freudien... Vous utilisez d’ailleurs les outils freudiens pour analyser le monde freudien.
M. R. : Je ne suis pas la première à le faire, loin de là. Des choses très fortes ont déjà été dites là-dessus. Je me situe dans un mouvement en cours. Certes, ce mouvement d’“analyse de l’analyse”, ou plutôt d’“analyse de l’institution analytique” est récent.
N. C. : Parlons de la névrose chrétienne. Les exemples que vous donnez sont frappants. Nous les connaissons hélas depuis longtemps. Des garçons et des filles littéralement cisaillés, mortifiés, fichus pour le restant de leurs jours, par d’absurdes notions de péché, par une culpabilité sexuelle hallucinante, et ce jusqu’au cœur du xxe siècle, quelle névrose collective effroyable ! Mais on voit dans votre livre comment, malgré cela, ou peut-être à cause de cela, apparaissent dès le début du XXe siècle, des sortes de martyrs de la cause analytique à l’intérieur même de l’Église, des chrétiens convaincus que leur monde tirerait un immense bénéfice à promouvoir la psychanalyse dans ses rangs. Vous citez l’exemple de l’abbé Marc Oraison...
M. R. : Oui bien sûr, Oraison, qui fut systématiquement mis à l’index à partir des années cinquante, tout comme Eugen Dewerman condamné plus récemment. Les protestants ont été moins malmenés - le pasteur Pfister, par exemple, fut quasiment un ami de Freud ; il trouvait la démarche de la cure analytique très intéressante. Pour les catholiques, les choses se sont plus mal passées, l’Église levant sur eux un index inquisitorial. Mais là aussi, la situation évolue. J’évoque dans mon livre des gens comme Antoine Vergote, qui est théologien et psychanalyste, ou comme le prêtre psychanalyste André Godin, ou encore Gabriel Ringlet, le vice-recteur de l’université catholique de Louvain, qui a publié un livre intitulé L’Évangile d’un libre-penseur (éd. Albin Michel). De tels cas signalent un incontestable changement d’époque.
N. C. : On cite volontiers le célibat forcé des prêtres comme une machine à refoulement. Mais les protestants ont pu s’avérer parfois plus atteints que les catholiques, malgré le mariage de leurs pasteurs. Le puritanisme protestant a fait des ravages. Aux États-Unis, une lecture de leurs traités de savoir de vivre à l’usage des futurs époux, datant d’il y a à peine plus de cent ans, fait se dresser les cheveux sur la tête. Là-bas, certains psychothérapeutes estiment que, globalement, les Occidentaux ont fait une “sortie de corps collective” à partir du XVIe siècle...
M. R. : L’image est pertinente. Un clivage général entre l’esprit et le corps. Est-ce lié à l’hypothèse de Delumeau sur la “peur en Occident”, du fait des cataclysmes qui s’étaient multipliés au xive siècle et dont il fallait amortir les effets psychiques, associés à la naissance du capitalisme, qui nécessitait une mise au pas des pulsions ? Peut-être. Le monde chrétien vit encore de manière relativement harmonieuse le rapport entre le corps et l’esprit à l’époque où s’invente l’art roman. Du chant grégorien sous une voûte romane, cela tient encore dans un cercle ! Ensuite, les choses ont changé.
N. C. : C’est ensuite le début de la mondialisation, de la planète globalement mise à sac... par de soi-disant chrétiens. Pour supporter la contradiction, ils sortent de leurs corps. Henri Laborit aurait analysé ça comme une fuite, ou comme une fuite dans l’imaginaire ou dans la folie. Or, celui qui nous fait le plus sûrement revenir dans le corps, n’est-ce pas Freud ?
M. R. : Il a su donner corps à des intuitions encore vagues que d’autres avaient eues dans ce sens, oui. Tout se passe comme si Freud avait apporté la première étape des retrouvailles avec une réalité que l’Occident avait perdue depuis cinq ou six siècles. Une première étape vers la sortie de ce clivage, vers une disparition de cette scission. Et pourquoi a-t-il pu le faire ? Parce qu’il a entendu des femmes hystériques parler. Parce qu’il a eu cette humilité, ou cette sagesse, de se mettre en état de les écouter. De ne pas se prétendre le médecin qui sait, qui va donner ce qu’il faut. Et dans ce mouvement-là, quelque chose bascule, qui concerne en effet tout l’Occident. Se mettre à l’écoute du corps. Il l’a fait. C’est le mouvement premier, qui impulse la chose. Après viennent les théories. Il faut imaginer l’audace qui était nécessaire pour lancer une telle révolution à partir de l’écoute du corps de femmes folles - celles-là mêmes que l’Inquisition aurait brûlées. Après des siècles de “sortie du corps”, une écoute du corps. Et quand il écoute ces femmes folles, il se rend compte que cette écoute opère, que ça fait quelque chose, que ça aide. Découverte faramineuse !
N. C. : Ce faisant, Freud posait la première étape de retrouvailles avec un être entier. Cela devrait parler à quiconque se trouve dans une quête spirituelle, non ?
M. R. : Oui. C’est d’une spiritualité immanente, qui passe par une incarnation. Une ré-incarnation !
N. C. : Je me souviens d’un ami prêtre, le père Marcel Ferry, de Besançon, qui disait s’être senti renaître après une longue cure macrobiotique qui lui avait fait découvrir son corps. À soixante ans, il avait brutalement découvert, grâce à une méthode orientale, que c’est avec son corps que l’on prie.
M. R. : Être présent à son corps change tout. La désincarnation occidentale est grande. On le voit bien en bioénergie : même des athlètes hypermusclés ne sont pas dans leur corps ! Ils ont un corps physique, dont ils s’occupent, mais les autres corps, le corps émotionnel, le corps imaginaire, sensoriel... n’existent pas.
N. C. : Mais Freud, était-il présent à son propre corps ? On entend des psychanalystes remettre en question la sacro-sainte interdiction de Freud de toucher physiquement son client.
M. R. : Il y avait certainement des choses que Freud n’avait pas dépassées. Mais il y a aussi toutes sortes de dérives dans les psychothérapies corporelles.
Or, ce que la psychanalyse apporte de franchement nouveau, ce sont les retrouvailles avec le symbolique. Vous savez, on peut “toucher” quelqu’un par le regard ou la voix, pas seulement de façon tactile. Il y a des mots tendresse, des mots accueil, des mots séparation, des mots distanciation. Et ça se passe vraiment.
N. C. : La vision psychanalytique est en train de s’ouvrir. Elle s’ouvre aussi aux psychotiques...
M. R. : On croyait le transfert impossible avec les psychotiques. Alors qu’il est massif.
Autre nouveauté, la découverte des lois systémiques entre mère et enfant, ou encore celle du transgénéalogique. Autrement dit, le champ freudien s’élargit énormément. Et de plus en plus d’analystes reconnaissent qu’en théorisant on court le risque de s’enfermer, et que, finalement, on a beau théoriser brillamment, le fin fond du fond nous échappe quand même toujours ! De plus en plus, ils voient le danger de croire que, par la théorie, on détient la vérité.
N. C. : Ce serait passer à un stade plus adulte...
M. R. : Accepter de s’ouvrir à l’inconnu. Sans peur. Nous sommes vivants d’une vie qui nous échappe radicalement. L’accepter sereinement suppose que l’on soit suffisamment individué, qu’il y ait en nous assez de détachement.
N. C. : Croire qu’on a le fin mot, c’est très XIXe siècle !
M. R. : Mais il a fallu traverser tout le XXe pour s’en rendre compte (rire) ! Même si Lacan s’en rend compte dès les années trente, en focalisant sur le manque, qui est toujours là, irréductible, au centre du sujet. Le problème c’est que Lacan théorisait à fond dans ce sens, mais ne le mettait pas en pratique !
N. C. : Vous écrivez qu’après une éclipse athée classique, survenue pendant vos études, face à la vie, vous avez fini par revenir, vous-même, à une forme de foi en recherche. Êtes-vous chrétienne ?
M. R. : Il m’arrive souvent de me retrouver en accord avec le message évangélique.
Je participe d’ailleurs à un cercle d’étude biblique. Mais je ne me reconnais pas comme “chrétienne”, encore moins comme “catholique”, au sens où je refuse absolument d’être mise dans une case, où je me sentirais prisonnière. Dans certains milieux chrétiens, je me sens totalement agnostique. À l’inverse, dans certains milieux agnostiques, je me sens chrétienne. Je me méfie des étiquettes. Par contre, je crois aux rencontres. J’ai notamment rencontré des bouddhistes. Mais je ne me voyais pas suivre leurs rituels. Je n’ai pas quitté le catholicisme de mon enfance pour me retrouver à suivre une messe bouddhiste ! Mais il est incontestable que l’on se sent plus libres chez les bouddhistes, on y respire !
N. C. : De quoi vous sentez-vous la plus proche ?
M. R. : Du christianisme, malgré tout. Rencontrer le bouddhisme, lire des ouvrages bouddhistes en particulier, a été très important pour moi, parce que ça m’a permis de voir les choses autrement, de constater qu’on pouvait être dans une recherche spirituelle sans se retrouver dans la fermeture. Mais les monastères bouddhistes, s’ils sont très beaux, me semblent trop loin de moi. Mon âme vibre plus en écoutant du chant grégorien. Cependant, le bouddhisme rouvre l’homme occidental à son monde intérieur. Il agit comme un contrepoids à ses excès d’extraverti et, sur ce plan, va dans le même sens que la psychanalyse. Les méthodes diffèrent, mais l’introspection est réintroduite. La voie principale est placée à l’intérieur même de la personne.
N. C. : Le bouddhisme est donc plus facile à concilier à la psychanalyse que le judéo-christianisme ?
M. R. : L’homme occidental, aux racines judéo-chrétiennes, traverse une crise fondamentale. Son programme est la généralisation de la liberté individuelle, mais il n’est pas à l’abri des illusions du moi, de l’ivresse des images, auxquelles psychanalyse et bouddhisme s’attaquent au contraire bille en tête, en affirmant que notre moi est notre plus solide prison. Qu’appelle-t-on spiritualité ? C’est une ouverture à soi... mais à un soi qui nous échappe, nous dépasse. Et là, on rejoint Jung. C’est une ouverture à un Inconnu qui parle en nous-même - et aussi hors de nous-même - parce que les autres sans arrêt nous renvoient des choses. C’est une ouverture à l’autre, et à l’Autre.
N. C. : De ce point de vue, diriez-vous que la psychanalyse, sur laquelle nous manquons encore totalement de recul historique, est un mouvement qui contribue...
M. R. : ... à cette ouverture-là ? Incontestablement. Et même pour une personne qui dirait : “Moi, j’ai laissé la religion de côté parce que ça ne me parle plus.” Ce n’est plus un “axe de vérité”, mais un axe vécu, qui la fait résonner avec une certaine vérité intérieure qu’elle n’appellera peut-être pas spirituelle, mais que moi je ressens comme telle, parce qu’elle est reliée à une source... qui lui échappe. Elle va entendre des rêves, elle va entendre sa voix intérieure... et s’interroger sur son lien à autrui.
N. C. : Mais l’analyse ne va-t-elle pas parfois la couper des autres, en ce sens qu’elle va chercher à poser ses marques, à bien déterminer les responsabilités de chacun et souvent conclure par des phrases comme : “ C’est ton problème, pas le mien ” ?
M. R. : Vous évoquez là un aspect mal compris. C’est une formule que l’on entend répéter de manière un peu infantile. En réalité, les choses sont beaucoup plus nuancées que cela. C’est bien sûr une étape. On commence par se récupérer soi-même, c’est l’enfant blessé, meurtri, parfois en colère. Cela passe par des phases sans nuance. C’est obligé, on a tellement été dans les problèmes des autres !
N. C. : À l’inverse, une personne à tendance mystique embrassera sa rencontre avec le “Soi” dans un éblouissement extatique qui lui fera crier qu’elle a rencontré Dieu.
M. R. : C’est la tension des opposés. L’important dans cette dynamique, dont Jung parle fort bien, c’est de ne pas lâcher l’un des deux pôles. S’enfermer dans le petit moi, en disant : “Vos oignons ne sont les miens.” Ou se dissoudre dans le grand tout. Il est essentiel de tenir les deux bouts. Il nous faut toujours accepter ce tiraillement, comprendre que c’est cette dynamique qui fait avancer.
N. C. : Vous citez aussi le psychanalyste Daniel Sibony : “On dit qu’on assiste à un retour du religieux. Peut-être est-ce plus intéressant encore ? Un retour de la Vie en amont des religions.”
M. R. : En tant qu’analyste, il nous arrive de recevoir des personnes qui se trouvent dans une souffrance et un vertige tels qu’elles côtoient véritablement l’anéantissement, le non-être. Elles approchent l’absurde, qui fait voler en éclats énormément de choses. Et quand on plonge dans ces zones de non-être, automatiquement il y a de l’être qui vient. Derrière ce vide si périlleux, de la vie surgit. On peut renaître. Dans une énergie qui, au début, n’a presque pas de formes... Mais qui prend forme quand même, tant bien que mal, grâce à la relation.
N. C. : Cela me fait penser à une autre intervention de ce même Sibony qui, dans son livre Doit-on être altruiste ? (éd. du Seuil], s’en prend un peu aux enthousiastes de l’altérité qui, avec Emmanuel Levinas, ont tendance à dire que nous ne sommes que ce que sont nos relations à autrui. Sibony fait valoir qu’il y a des limites à cette effusion et, pour mieux légitimer sa réserve, il dit ceci : “Même les saints ne sont pas “bons” au sens oblatif, comme l’entend le bon sens commun. Mais ils rayonnent d’une telle présence que leur état se répand littéralement sur tout leur entourage.”
M. R. : Cela rejoint des choses que les chrétiens ont reproché à Jung : de ne mettre l’emphase que sur le développement personnel, alors que, comme le montre bien Ysé Tardan-Masquelier, dans l’idée du Soi jungien, c’est l’inconnu qui parle au travers de nous, et l’autre y est inclus. Si l’on est sur la voie de réalisation du Soi, le développement “personnel” est totalement déstabillisé ! Le christianisme a trop basculé dans la charité, qui évite l’Inconnu. Ouvrir une ouverture à l’inconnu en soi, c’est aller vers l’autre, s’ouvrir à lui.
N. C. : Vous ne citez pas beaucoup Dolto.
M. R. : Je dis pourtant qu’elle est la pionnière incontestée de ceux qui s’intéressent au rapport entre psychanalyse et religion chrétienne (à travers les Évangiles) ! Le groupe de lecture du Nouveau Testament auquel je participe, avec une autre analyste, suit une voie très proche de celle que Dolto a tracée. Au début, dans ce groupe, quand un évangile ne me disait rien, tellement il faisait entrer en résonance des souvenirs barbants de l’enfance, je me disais : “Imagine que tu as rêvé cette histoire, cette parabole.” Et ça changeait tout. Je me mettais vraiment à l’écoute du symbolique. Et des choses se mettaient à apparaître, de manière tout à fait nouvelle. Cela, Françoise Dolto, et plus récemment Marie Balmary, l’ont bien montré.
N. C. : Finalement, de votre côté, vous replacez la psychanalyse dans une continuité de la relation thérapeutique qui remonte à la préhistoire ! Vous citez à ce sujet Christian Bury, qui dit : “La découverte freudienne serait surtout de la nature des retrouvailles d’un vieux fond que l’auteur a remanié dans sa formulation et sa pratique, pour l’adapter aux besoins modernes.”
M. R. : J’ai toujours senti que la psychanalyse était une manière occidentale d’exorcisme. Les femmes folles de Freud auraient jadis été traitées par des exorcistes. À l’âge moderne, ce sont des médecins, des psychiatres. Mais les cloisons ne doivent pas nous leurrer. Retrouvant le corps, Freud a retrouvé peut-être un ancien savoir pour aider l’homme dans son cheminement.
N. C. : Chez les chrétiens actifs, le message psy semble vraiment passer.
M. R. : “Attention, disait Freud à Jung, nous leur apportons la peste !” Eh bien, la peste est passée, mais elle semble plutôt faire du bien !