Denis VASSE
Le temps du désir : du besoin de la prière à la prière de désir
in “Christus”, n° 54, avril 1967, tome 14, p.164-183, 35 rue de Sèvres, 75006, Paris
Il est difficile de dire ce qu’est la prière. Cela ne suffit pas, pourtant, à la ranger définitivement dans le grenier des choses ineffables où tout est organisé selon le secret des souvenirs du coeur, dans la trame d’une intuition qui échappe à tout discours. S’il est vrai qu’elle est irréductible à une définition purement intellectuelle, ce n’est pas pour autant que nous sommes autorisés à nous réfugier derrière le « mystère -», paravent de la paresse ou de l’ignorance dont les chrétiens ont parfois abusé afin de se protéger des questions indiscrètes venues du dehors au surgies du dedans.
Qu’on s’y adonne ou non, qu’elle soit éprouvée comme bienfaisante ou ridicule, la prière évoque, pour tous, ce temps d’arrêt qui permettrait la « mise en présence » de Dieu.
Lorsque à l’orant on pose la question : « Pourquoi pries-tu ? », il répond qu’il en a besoin pour vivre, pour alimenter sa foi, etc. Interrogé sur l’oraison, celui qui ne prie pas rétorque : « Je n’en ai pas besoin pour … » Dans les deux cas, la réponse a le goût du besoin. Si la question posée amorce une conversation, il est loin d’être rare que l’orant découvre qu’il n’est pas vrai de dire qu’il a besoin de prier et que l’étranger, au contraire, reconnaisse qu’en des temps dramatiques ou privilégiés il en ressent comme le besoin. C’est à ce besoin paradoxal qui ne manque pas d’être évoqué dès qu’est abordé le problème de la prière que nous avons prêté l’oreille. C’est lui qui servira de point de départ à notre réflexion..
LA DIMENSION DU BESOIN
Que signifie la constante référence au besoin quand il s’agit de la prière ? Qu’est-ce que le besoin ?
Parler de besoin implique la nécessaire recherche d’un objet ordonné à une satisfaction qui survient quand la consommation de l’objet entraîne la cessation, voire la disparition de la tension. L’assimilation au corps de substances qui lui sont étrangères est nécessaire à sa vie, à sa permanence. C’est à ce besoin élémentaire d’assimilation que le psalmiste, parlant de la prière, nous renvoie. « Mon âme a soif de Dieu (Ps. 42,3) », chante-t-il, et, sans lui, « elle défaille (Ps. 42,7) ». La prière naîtrait donc de ce que quelque chose d’essentiel nous manque. La soif est impérieuse. Qui ne l’étanche pas expose son être même à la désorganisation et à la mort. L’homme ne peut se saisir, dans son corps, comme être vivant que s’il satisfait à ses besoins. S’il est mis dans l’impossibilité de le faire - s’il manque d’air ou d’eau -, apparaît l’angoisse d’une dislocation mortelle qui le rend à l’inorganique, à ce qui n’est pas la vie, à l’en-deçà de la vie. Alors éclate sa lamentation :
« Je suis comme l’eau qui s’écoule et tous mes os se disloquent, mon coeur est pareil à la cire, il fond au milieu de mes viscères (Ps. 22,15) ».
Ainsi en va-t-il du nourrisson abandonné. Les médecins disent qu’il se déshydrate : l’eau fuit de ses tissus. Quand n’est plus assumée la transformation besogneuse qui caractérise la vie organique, il s’opère une réduction à l’infra-biologique.
Chez l’homme, le besoin est constamment médiatisé par l’expression qu’il en donne : l’enfant s’agite et crie quand il a faim, l’adulte demande ce dont il a besoin en l’articulant dans un langage. « A l’état pur, simple abstraction - écrit S. Leclaire -, le besoin, C’est le besoin de sel, de sucre,
d’oxygène ou de sels alcalins, qui ne s’articulent, entre eux, comme tels, qu’au niveau de l’éprouvette. En un mot, on pourrait dire que le besoin vise l’objet et s’en satisfait. Que le pur besoin ne se formule pas, qu’il se constate expérimentalement, qu’il vise un objet spécifique et s’en satisfasse, c’est bien ce qui le distingue radicalement de la demande. Cela dit, il est bien certain que le besoin n’existant jamais à l’état pur, nous le rencontrerons toujours déjà marqué du signe du langage qui l’exprime, à travers la demande et jusque dans le désir. Ce que nous voyons pratiquement, c’est le besoin en tant que le sujet essaie de s’en accommoder pour l’éviter ou le maîtriser ».
Si le besoin en tant que tel supporte d’être un temps différé, on ne saurait cependant jamais totalement y renoncer. Mais, dès qu’il est satisfait, l’incoercible besoin s’éteint. De sorte que ni l’objet qui est consommé, ni le besoin qui s’annule ne survivent à la satisfaction. Le besoin meurt et rendit sans cesse, il se répète indéfiniment. Cette répétition constitue le phénomène premier de toute vie. C’est parce que la mère s’offre à la satisfaction de tous les besoins de l’enfant qu’elle est, pour lui, l’objet primordial. Elle est d’abord cet objet apaisant la douleur de la tension, elle est aussi autre chose. En la consommant, l’enfant ne la fait pas disparaître. Déjà apparaît ce qui, dans la sexualité, sera vécu en clair : la consommation de l’acte révèle l’autre dans sa persistance, Autre. Mais ce n’est que dans le jeu rythmé de l’apparition et de la disparition d’une tension aussi bien que de son objet spécifique que l’on est en droit de parler de besoin.
LE BESOIN DE LA PRIERE
Que dit-on, dès lors, lorsqu’on dit de la prière qu’elle est un besoin ? L’objet de la tension orante serait Dieu dont la consommation procurerait l’apaisement nécessaire à la poursuite de la vie. Il nous faudrait prier Dieu pour vivre en homme de la même façon qu’il nous faut manger pour vivre.
C’est cet objet privilégié - Dieu - que nous recherchons dans le temps, l’espace ou dans le fouillis de nos connaissances.
Lorsque l’Evangile affirme que « homme ne vit pas seulement de pain » (Mt. 4,4) cela revient à dire que pour vivre en homme, il ne suffit pas à l’homme de vivre. Le pain en tant qu’objet nécessaire à la vie ne rendrait pas compte de tous les besoins de l’hommes Si cela est vrai, force nous est de trouver un objet dont la nécessité structurante différencie, l’homme de tous les autres vivants. La parole du Christ peut alors se traduire ainsi : « L’homme n’a pas seulement besoin de pain, il a aussi besoin de Dieu ». Nous imaginons Dieu sur le mode de l’objet dont la consommation apaise. N’est-ce pas ainsiqu’en une première approximation, on donne à comprendre la communion sacramentelle ?
Dès lors, prier Dieu, se mettre en sa présence, c’est effectivement l’objectiver - comme on dit - en fonction du besoin que nous en avons. Ce faisant, nous confondons la vie et le nécessaire besoin qui l’entretient, avec l’homme vivant qui, bien que vivant, n’est pas seulement la vie. Il nous arrive ainsi de concevoir l’objet qui spécifierait notre vie d’homme sur le modèle des objets qui nous permettent de vivre.
Leurrés par cette confusion initiale - peut-être inévitable - nous nous employons à rendre nécessaire le temps de la prière : conditionnement qui fait payer du prix de la culpabilité tout manquement à la règle. Ainsi, nous avons appris à nous retirer de nos occupations pour nous livrer à la nourrissante ferveur de l’esprit. Nous avons jalousement isolé une heure, plus ou moins, dans nos journées, ce temps fort dont progressivement nous avons pris l’habitude et dont nous gardons, si déjà nous l’avons abandonné, la secrète nostalgie. Nostalgie de la mauvaise conscience, habitude de la bonne, l’heure de silence - le temps devenu objet - nous garantit que nous sommes en prière. Nous en retirons satisfaction. Et pour nous persuader que nous écoutons vraiment Dieu dans la prière, nous donnons à la fade habitude le nom de besoin vital. La satisfaction imaginaire que nous en éprouvons nous conduit à l’affirmation de l’objet-Dieu forgé de toutes pièces. Un jour, ce que nous prenions pour du sel viendra à s’affadir.
Pareillement, pour trouver Dieu, nous nous appliquons à fréquenter des lieux où nous serions assurés de le rencontrer. On nous a appris à quitter nos bureaux et nos ateliers, l’endroit dans lequel nous vivons habituellement, pour aller nous recueillir dans les maisons de retraite et autres « hauts lieux ». Comme les Hébreux, nous cherchons la montagne où Dieu parle pour la marquer de la pierre de notre adoration. Le souvenir de nos pierres levées, de nos églises et de nos pèlerinages, nous garantira l’authentique fréquentation de Dieu. A vrai dire, pourtant, nous sommes au moins aussi heureux d’abandonner notre montagne que nous l’avions été d’y arriver. Le Dieu cherché n’est pas là, nous n’avons retrouvé que nous-mêmes. Décidément, où est-il ? « Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous dites c’est a Jérusalem que l’on doit adorer… ? (Jn 4,20). Notre intimité avec Dieu a toutes les peines du monde à ne pas se convertir en ennui, c’est-à-dire en cet état où précisément l’objet convoité ne répond pas au besoin qu’on croyait en avoir. « Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne, ni à Jérusalem que vous adorerez le Père » (Jn 4,21).
Pour tenter d’étreindre Dieu, nous éprouvons enfin le besoin d’être enseigné. Plus ou moins consciemment, nous entrevoyons dans la théologie dont nous nous gavons la solution à notre permanente frustration. Combien de fois n’avons-nous pas entendu, à propos de tel ou tel prêtre qui « a des difficultés », que « ce qui lui manque, c’est d’avoir fait une bonne théologie » ! Au lieu d’accueillir la Parole et de nous livrer au mouvement qu’elle révèle, à l’esprit ou à l’Esprit, nous pensons l’acquérir comme un objet. Il en résulte un emprisonnement dans le labyrinthe des définitions, jusqu’à l’aigreur, l’épuisement ou la révolte.
Quoi qu’il en soit de la modalité de notre recherche, le sentiment nous vient, après plusieurs essais ou plusieurs années, que l’objet de notre besoin ne se trouve ni dans le temps, ni dans l’espace, ni dans le savoir, qu’il est ailleurs que dans « l’ailleurs » où nous le cherchions.
L’ailleurs de l’ailleurs ramène l’homme à lui-même.
Lorsque nous en arrivons là, nos certitudes vacillent et le sol nous manque à son tour. Mis en marche par une tension incoercible vers l’objet divin, nos yeux se dessillent en cours de route et nous nous retrouvons finalement enfermés en notre besoin. Dieu ne serait rien d’autre que le besoin que nous en avons.
Ainsi, la recherche du vrai Dieu nous condamne à l’errance. D’au tant plus que des personnes d’expérience nous répètent que l’illusion est fréquente en matière de spiritualité et qu’il est plus sûr de nous en tenir aux méthodes transmises par nos pères. Elles visent juste, nous semble-t-il, et pourtant nous savons aussi d’expérience que l’illusion réside tout justement dans ce temps, cet espace, ce savoir préconisés pour trouver Dieu. Bien mieux, nous pressentons qu’il nous fallait en passer par là et que le nécessaire besoin de la prière est la voie même des illusions dépassées. Scandalisés ou secrètement libérés, nous convenons que ceux qui nous guident ont raison, mais que nous n’avons pas tort.
L’ILLUSION DU BESOIN OU LA MANIFESTATION DU MANQUE
L’illusion dans laquelle nous engagent « moments forts », « retraites », lectures et méditations dont « nous espérions bien » (Lc24,21) qu’ils nous feraient accéder aux délices de la rencontre avec Dieu, nous renvoie inéluctablement à nous-mêmes, dans le temps et l’espace ordinaires. Nous nous imaginions avoir besoin de prier pour vivre et nous découvrons que nous pouvons vivre sans prier. La crispation de nos besoins sur l’objet convoité nous laisse les mains vides. Ce Dieu qu’on ne peut atteindre, jamais ne nous satisfait, En ayant besoin d’avoir besoin, nous ne faisions plaisir qu’à nous-mêmes conformés à cet idéal longtemps prêché où l’homme, pour vivre, aurait besoin de Dieu. Or, la non-satisfaction du besoin disloque la vie : c’est la mort. Si Dieu échappe à notre besoin, n’est-ce pas que nous risquons la dislocation et la mort ?
Nous prétendions, en effet, avoir besoin de Dieu, mais nous ne trouvons dans la prière qu’une ferveur vide qu’en une autre terminologie on pourrait qualifier de rêve. Rêver indique une opération psychique dans laquelle la perception reste sans objet réel, ce qui autorise le mépris des lois du temps et de l’espace, la contradiction logique. Le réel s’y dissout et perd sa consistance. Halluciné, l’objet imaginaireprend la place de l’objet réel et apaise la tension d’un besoin sans objet. C’est ainsi qu’en rêve on étanche sa soif. Le cas échéant, le manque de l’objet oblige au renoncement. Le renoncement est le pivot du mouvement de retour du besoin sur lui-même. Il signe l’émergence du désir et c’est dans cette conversion du besoin en désir que se situe, à nos yeux, la spécificité de l’homme. Certes, nous ne pouvons pas vivre sans satisfaire nos besoins, mais nous ne saurions vivre en homme sans ce redoublement du besoin qui le nie. « L’homme ne vit pas seulement de pain ».
Le mouvement de retour ainsi mis en évidence, cette « rentrée en soi-même » (Lc 15,17) éclaire d’un nouveau jour la nécessaire tentation de chercher Dieu dans l’ailleurs, comme un objet à consommer. Saint Luc, dans la parabole de l’enfant prodigue, donne une illustration vigoureuse de la frustration du besoin élémentaire de manger ouvrant sur la possibilité de retrouver le Père qui n’est justement pas, lui, l’objet de son besoin. Il n’a besoin que de manger. Et il ne peut y renoncer. Mais, par contre, il n’a pas besoin de son père, c’est pourquoi il peut renoncer à être fils : « Je ne mérite plus d’être appelé ton fils. » Et c’est vrai que, pour vivre, il n’a pas besoin d’être filspour un père, d’être un homme pour un autre homme. Il ne peut que le désirer, ce qui implique l’éventuel refus paternel de le reconnaître comme son fils qu’il ne mérite plus d’être. Néanmoins cette éventualité ne l’empêchera pas de manger et de vivre, fût-ce comme le « dernier des serviteurs ». Il croyait être un homme en signifiant à son père qu’il n’avait pas besoin de lui et c’est en découvrant qu’il peut se passer effectivement de son père, mais non de nourriture, qu’il retrouve la possibilité de vivre en fils. Au moment précis où il y renonce. Le renoncement est la marque du désir qui ne vise plus à se satisfaire de l’autre comme d’un objet, mais à le poser dans l’existence, dans sa différence de sujet inaliénable. Tout aussibien, c’est parce que le père avait renoncé à la satisfaction que lui eût procurée la docilité filiale, qu’il peut accepter qu’il se perde. « Mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie ».
Une fois vécue cette « cabriole » qui a tout à la fois saveur de vie et de mort, il nous devient impossible de définirnotre vie d’homme par l’existence d’un Dieu dont nous aurions besoin et dont l’absence, par définition, nous entraînerait dans la mort. Dieu n’a pas besoin des hommes et nous n’avons pas besoin de Dieu. Dès lors, pourquoi continuerions-nous à prier si ce n’est pour prendre une conscience de plus en plus vivante qu’il nous est possible de désirer quelqu’un pour lui-même, de l’aimer, dans l’exacte mesure où nous n’en avons pas besoin?
LE BESOIN, LA MORT ET LE DESIR
Qu’elle soit rêve ou repli sur soi, la prière définie par le besoin que nous aurions de Dieu ne rend aucun compte du sujet humain que nous sommes. Si l’accent est porté sur l’Objet-Dieu, elle risque d’être prise pour une adresse illusoire à quelqu’un dont le royaume est l’ailleurs, monde étranger, voire monde d’étrangeté qu’on confond, pour le sauver, avec le monde surnaturel. Si, au contraire, l’accent est mis sur le besoin, pure pulsion confinant à l’abstraction, la prière se réduit à une pure activité fantasmatique. Dans les deux cas, l’orant n’aimerait Dieu que parce qu’il en a besoin. Il
--------------------------------------------------------------------------------
C’est en des termes non empruntés au langage de la théologie ou de laspiritualité qu’ellesera menée. L’analyse ici poursuivie ne veut rien justifier sur l’un ou l’autre de ces plans ; elle vise davantage, en se servant d’un vocabulaire dont une brève expérience montre qu’il n’est pas sans résonance aujourd’hui, à étudier ce qui se passe dans l’activité humaine de la prière.
S. Leclaire, «L’obsessionnel et son désir», dans Evolution Psychiatrique, 3 (1959), P. 386.
J.-H.NEWMAN, Le secret de la prière, éd. Alsatia, Colmar, 1960, p. 69. « En admettant qu’il yait des moments où un coeur reconnaissant et touché au viffait éclater tous les cadres de prières, la chose, toutefois, n’est pas fréquente. Etre en ferveur n’est pas l’état ordinaire de l’âme : l’extraordinaire n’existe que de temps en temps. Bien plus, il ne doit pas être l’état ordinaire de l’âme, et, si nous encourageons en nous cette ferveur, cette précipitation incessante et cette alternance de sentiments, pensant qu’en cela et en cela seul, consiste la ferveur en religion, nous nuisons à nos âmes et, en un sens, je peux même dire que nous attristons l’Esprit. » (c’est nous qui soulignons.)