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 Digne et dépendant ?

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MessageSujet: Digne et dépendant ?   Digne et dépendant ? Icon_minitime07.02.14 13:51


Euthanasie: digne et dépendant
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Par Rémi Brague
Publié le 06/02/2014 à 12:10


TRIBUNE - Le philosophe Rémi Brague s'interroge sur la pertinence de l'expression « mourir dans la dignité »


Janvier 2014, 9: 11: j'entends sur France Inter une publicité pour un médicament contre la gastro et la grippe qui «vous privent de votre dignité». Cette perte de «dignité» désigne simplement le ridicule qu'il y a, la goutte au nez, d'éternuer façon cent mégatonnes ou d'avoir à se précipiter aux toilettes. La perte de la face provient elle-même d'une perte de contrôle sur son nez ou ses sphincters. Cet usage intempérant du mot est plus bête que méchant. Mais il révèle un glissement de sens intéressant, de la dignité à la décence et de celle-ci à la domination de soi.

C'est le même glissement que l'on rencontre, à un niveau autrement plus grave, dans l'idée qu'on nous serine d'une «mort dans la dignité». Il existe une Association pour le droit de mourir dans la dignité, qui milite pour l'«euthanasie» et le suicide assisté. À entendre ce nom, qui ne voudrait en devenir membre? Mais à y réfléchir, je garde mon bulletin d'adhésion. Il serait inutile. J'en fais déjà implicitement partie depuis ma naissance.

Et je n'ai nul besoin de réclamer comme un droit ce que je possède déjà de toute façon comme un fait. En effet, je suis membre de droit d'une société plus large qui s'appelle l'espèce humaine. Or, tout homme étant digne, la mort de tout homme est digne. C'est notre regard sur le mourant qui peut la croire indigne.

Ma propre mort ne sera pas nécessairement agréable ou paisible. Je souhaite bien sûr qu'elle ne soit pas trop douloureuse ou angoissée. J'aimerais, comme nous tous, mourir soigné, entouré, accompagné. Mais ma mort sera de toute façon digne. Ma dignité, nul ne peut me l'ôter. Elle tient à ce que je suis une personne, non à l'état dans lequel je me trouve.

L'ennui est que l'on fait voyager sous le pavillon de la «dignité» toute sorte de marchandises de contrebande. On s'y réfugie quand on est à cours d'arguments juridiques, comme il y a quelques années, quand on a interdit le jeu du lancer de nains. Plus grave est la confusion de la dignité avec la maîtrise, avec la revendication d'indépendance. Perdre le contrôle sur soi-même, ce serait perdre sa dignité. Auquel cas, le suicide planifié serait la mort la plus «digne» parce qu'il me permettrait de tout contrôler, de décider et d'exécuter moi-même, et de ne pas tomber dans la dépendance d'autrui.

Je voudrais ici prendre le contre-pied de cette logique qui me semble spécieuse. Et soutenir la thèse diamétralement opposée: la dignité peut s'accommoder de la dépendance, voire elle culmine dans la dépendance absolue. Regardons l'enfant nouveau-né, totalement livré au bon vouloir de ceux qui, parents ou non, se trouvent là. Le poète latin Juvénal nous a laissé une sentence souvent citée: «On doit le plus grand respect à l'enfant» (maxima debetur puero reverentia) (Satires, XIV, 47). La formule me semble mériter d'être prise très littéralement, la maxime, au maximum, et le superlatif, dans toute sa rigueur, pas comme on dit «mes meilleurs vœux».


Retomber en enfance, cela veut dire aussi monter au statut de ce qui, comme l'enfant, mérite le respect maximal.

Cela veut alors dire très précisément: la dignité, ce qui rend digne de respect, est portée à l'incandescence, atteint son comble indépassable dans le cas de l'enfant. Et elle l'est précisément parce que la dignité est présente en lui sous sa forme la plus pure, parce qu'elle est alors privée de tout autre appui qu'elle-même. On peut estimer quelqu'un en fonction de ses réalisations. Mais ce n'est pas là le respecter.

On respecte quelqu'un à cause de la présence en lui, comme d'ailleurs en tout homme, d'une capacité à faire le bien. Dans le cas de l'enfant, il est encore incapable de faire quoi que ce soit. Il ne peut même pas encore parler, comme le dit le mot latin in-fans, celui-là même qu'emploie Juvénal deux vers plus loin.

On dit parfois qu'un vieillard est «retombé en enfance». Expression profonde. Cela ne veut pas nécessairement dire qu'il devient gâteux, mais qu'il est dans une situation analogue à celle de l'enfant qu'il faut nourrir et changer. Bien sûr, l'enfant va grandir, et le vieillard mourir. Leur situation de dépendance va dans des directions opposées.

Mais comme telle, elle est la même. Retomber en enfance, cela veut dire aussi monter au statut de ce qui, comme l'enfant, mérite le respect maximal. Sous son apparence fragile et souvent repoussante, le vieillard rayonne de dignité. Il devient l'objet d'une exigence de respect sans condition. Il n'est plus capable de fournir aucune prestation.

Tout «donnant-donnant», matériel ou affectif, est exclu. Il ne lui reste plus, pour qu'on s'interdise de le supprimer, que sa dignité d'être humain. Que l'on souhaite en finir par un suicide est, à tout le moins, excusable. Le suicide présente en effet ce paradoxe d'être à la fois peut-être condamnable, mais en tout cas respectable, deux qualifications qui s'excluent partout ailleurs. Mais honte sur nous

si nous ne sommes pas capables de faire sentir à ceux qui en sont tentés que leur dignité ne dépend pas de ce qu'ils font (même si c'est se supprimer), mais de ce qu'ils sont.
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