[À contrevoix] - Fin de vie, aide à mourir : faut-il une nouvelle loi ?
Santé
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[À contrevoix] - Fin de vie, aide à mourir : faut-il une nouvelle loi ?
Michèle Levy-Soussan
Auteur
Michèle Levy-Soussan
Chef de Service en Soins Palliatifs, Hôpital de la Pitié-Salpêtrière
Isabelle Marin
Auteur
Isabelle Marin
Médecin de soins palliatifs secrétaire générale de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP)
À contrevoix
Le projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie a été présenté en Conseil des ministres le 10 avril. Il sera examiné à l’Assemblée nationale à partir du 27 mai prochain. En amont des discussions parlementaires, une Convention citoyenne sur la fin de vie rassemblant 184 citoyens tirés au sort avait été initiée sous l’égide du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Dans le rapport remis à la Présidence de la République en avril 2023, 75,6 % des participants à cette Convention citoyenne sur la fin de vie souhaitaient la légalisation de l’aide active à mourir, en des proportions assez semblables à celles du reste de la population française : un sondage de l’Ifop pour le JDD, réalisé en avril 2023, montre en effet que 70 % des Français sont favorables à une aide active à mourir. Le Comité consultatif national d’éthique avait également rendu en 2022 un avis plutôt favorable à une "aide active à mourir" encadrée en complément d’un renforcement des soins palliatifs. Les dispositions en vigueur, celles de la loi Claeys-Leonetti de 2016, autorisent une "sédation prolongée et continue jusqu’au décès", mais qui n’est pas une "aide active à mourir".
Le Parlement s'apprête à nouveau à légiférer sur la fin de vie. Cela vous paraît-il indispensable aujourd’hui ?
Isabelle Marin : La priorité me semble de repenser nos soins palliatifs, sans restreindre les enjeux aux seules unités de soins palliatifs, aux unités d’hospitalisations ( USP) ou aux équipes mobiles de soins palliatifs composées d’experts en la matière. Les soins palliatifs sont avant tout des soins de base et l’enjeu actuel est l’accès de tous à des soins de base de qualité, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui ; d’autant que le vieillissement de la population et la chronicisation des pathologies (insuffisance cardiaque, insuffisance rénale et même les maladies infectieuses) ont bouleversé le système médical et ont conduit, désormais, à ce que tous les acteurs de la santé - sauf peut-être ceux de la prévention - se trouvent impliqués dans les soins palliatifs. Comment prendre la mesure de ces évolutions et se donner les moyens d’y faire face ? C’est là que l’on attend le législateur avant tout.
Isabelle Marin : Notre système médical souffre d’un déficit de soins de base en EHPAD ou à domicile et d’une ghettoïsation des personnes âgées : voilà l’urgence, et on peut espérer que notre société ne prétende pas y répondre par des lois sur l’aide à mourir.
Pendant le Covid, on a beaucoup évoqué le sort des personnes âgées qu’on ne pouvait pas réanimer faute de place. Or, le drame, le scandale, ce n’est pas de ne pas avoir réanimées certaines personnes très âgées mais bien de les avoir isolées et laissé mourir dans une complète solitude. Nous sommes face à une société schizophrénique qui réclame simultanément la réanimation de personnes nonagénaires et l’accès à l’euthanasie… Dans les deux cas, c’est refuser la mort. Notre système médical souffre d’un déficit de soins de base en EHPAD ou à domicile et d’une ghettoïsation des personnes âgées : voilà l’urgence, et on peut espérer que notre société ne prétende pas y répondre par des lois sur l’aide à mourir. Il conviendrait plutôt de renforcer les soins palliatifs et les soins de base.
Michèle Levy-Soussan : Ce sujet des soins palliatifs est effectivement prioritaire. À l'origine, les unités de soins palliatifs étaient constituées d’équipes mobiles déployées auprès des patients et des soignants dans tous les domaines, toutes les spécialités, à toutes les échelles, pour partager des pratiques vertueuses en matière d’accompagnement à la fin de vie. On pensait que ces unités disparaîtraient, une fois que le travail d’acculturation aurait porté ses fruits, mais on a continué à avoir recours à elles parce que leur position d’intermédiaire est précieuse, dans toutes les unités.
Chronicisation des pathologies, vieillissement : en effet, aujourd’hui, toute la médecine est palliative. C’est ce dont prend acte le rapport Chauvin "Vers un modèle français des soins d'accompagnement", remis en décembre 2023, qui élargit de manière très intéressante la notion de soins palliatifs. Il faut davantage prendre la mesure de cette évolution de la santé et du soin : l’accompagnement de fin de vie ne repose pas seulement sur les unités de soins palliatifs. On ne peut pas mettre, de façon artificielle et illusoire, la réalité en silos. Le véritable enjeu des soins palliatifs est un enjeu d’acculturation et de partage de la démarche avec toute la mosaïque d’acteurs concernés : patients, aidants, familles, auxiliaires de vie, professionnels de santé etc.
Aide à mourir, euthanasie, suicide assisté : à quelles réalités juridiques et médicales renvoient chacun de ces termes ?
Isabelle Marin : Il y a un petit apologue, à la veine très rabelaisienne, que l’on retrouve sous la plume d’Alexandre Dumas, dans l’un des chapitres de son roman La Dame de Monsoreau. C'est l’histoire d’un moine qui voulait manger une poularde pendant le carême et qui, pour ce faire, baptisa "carpe" ladite poularde. Appeler "aide à mourir" l’euthanasie, cela revient à baptiser "carpe" une poularde.
Michèle Levy-Soussan : Je suis d'un avis différent. Les mots ont leur importance et il ne s'agit pas seulement de neutraliser ou d'adoucir artificiellement des vocables pour édulcorer la réalité, mais bien de désigner correctement ce dont on parle. Des termes très chargés peuvent avoir des résonances malheureuses. Le terme "suicide assisté" était aussi source d’un malentendu, puisque les soignants oeuvrent à des politiques de santé qui visent à prévenir le suicide ! Et il faudrait l’assister d’un autre côté…
Il me semble que s’éloigner de ces mots trop clivants, qui interdisent la réflexion, est une bonne chose. L’aide à mourir renvoie à la réalité d’une demande de soin des patients et souligne qu’il s’agit bien d’une aide. Je ne pense pas qu’utiliser "aide à mourir" relève d’une euphémisation un peu lâche ; c'est le fruit d’un travail qui change les représentations et situe l’acte du côté d’une aide demandée.
Michèle Levy-Soussan : L’aide à mourir renvoie à la réalité d’une demande de soin des patients et souligne qu’il s’agit bien d’une aide.
Isabelle Marin : D’autres pays ont légiféré : la Belgique, l’Espagne, l’Autriche, la Suisse, les Pays-Bas, Luxembourg, le Canada ou certains États américains autorisent l’euthanasie ou le suicide assisté. Il faut donc prendre les mêmes termes pour désigner des choses semblables. L’euthanasie consiste à donner la mort à un patient qui souffre. Elle peut être demandée par le patient, ce qui est le cas dans toutes les législatures, ou être exécutée sans le consentement du patient. On parle de suicide assisté quand une personne prend elle-même un produit prescrit par le soignant pour se donner la mort. L’aide à mourir, telle qu’employée dans le projet de loi actuel, renvoie à la fois au suicide assisté et à l’euthanasie. Le problème est que les soins palliatifs sont des aides à vivre. Or, on ne peut pas à la fois regarder un patient comme mourant et comme vivant, le "en même temps", ici, n’est plus possible, mort et vie s’excluent mutuellement. C’est parce que l'indétermination semble insupportable que l’on préfère basculer brutalement d’un côté, c’est-à-dire vers la mort.
Quel bilan peut-on tirer de la loi Claeys-Leonetti, huit ans après sa promulgation ?
Isabelle Marin : La loi Claeys-Leonetti de 2016 a permis au patient de demander la "sédation profonde et continue jusqu’au décès". On a toujours pratiqué les sédations, qui sont des actes médicaux pour permettre aux patients de trouver le sommeil lorsqu’ils en sont privés, ou de faire face à un épisode de souffrance physique ou psychique aigu. Le cas de la sédation profonde et continue jusqu’au décès est différent : il s’agit d’un droit et non d’un acte médical. Il consiste à administrer un analgésique et à arrêter les traitements de maintien en vie. Cela peut être fait soit à la demande d’un patient dont le pronostic vital est engagé à court terme et qui présente une souffrance réfractaire aux traitements, soit, dans le cas où le patient n’est pas en état d’exprimer sa volonté, quand le médecin juge que poursuivre les traitements s’apparente à de l’obstination déraisonnable. À la différence de l’euthanasie, il ne s’agit pas de provoquer la mort mais de soulager ; si la mort survient, c’est à cause de l’évolution de la maladie et non de façon immédiate, sous l’effet d’une substance létale.
Au moment des débats de la loi de 2016, les soignants en soins palliatifs étaient profondément hostiles à la sédation profonde et continue jusqu’au décès, qu’ils assimilaient à une euthanasie, ou une euthanasie psychique, où la conscience était "coupée". Quant à moi, j’y suis également défavorable. Le risque est que les soignants proposent la sédation comme s’il s’agissait d’une pratique quasi obligatoire ou normale en fin de vie, ou que les patients la réclament comme un droit et non comme nécessaire à leur soulagement. Une personne qui souffre est fragile, influençable et dépendante. Les patients sont sensibles au discours pro-euthanasie qui peut interférer dans leur décision. Au contraire, des soignants qui estiment que la vie, même "toute petite" et vacillante, vaut encore la peine, suscitent autre chose.
Michèle Levy-Soussan : Huit ans après, nous avons toutes les deux une interprétation très différente de la loi. Selon moi, la sédation profonde jusqu’au décès n'est pas seulement un droit juridique mais aussi un acte de soin médical qui repose sur un échange avec les patients. En revanche, il faut interroger le discours, la façon dont on expose les choix qui sont offerts au patient, afin de le guider au mieux.
Isabelle Marin : Or, on ne peut pas tout prévoir. Parfois, on n'imagine pas qu’il puisse se passer quelque chose, et quelque chose, pourtant, se passe : je l’ai constaté tout au long de mon expérience de médecin. Or, le droit, la dimension juridique, interdit qu’il se passe quelque chose.
Isabelle Marin : Je parle d’acte juridique car c’est un droit exercé par le patient et non une indication médicale. Dans le cas de la sédation profonde et continue jusqu’au décès, on attend la mort, sans être ouvert à ce qui peut survenir d’autre. Or, on ne peut pas tout prévoir. Parfois, on n'imagine pas qu’il puisse se passer quelque chose, et quelque chose, pourtant, se passe : je l’ai constaté tout au long de mon expérience de médecin. Or, le droit, la dimension juridique, interdit qu’il se passe quelque chose. "Être humain, c’est pouvoir dire "demain"", c’est une citation que je retiens de La Mort d'un apiculteur, roman du Suédois Lars Gustafsson. Avec la sédation continue et profonde jusqu’au décès, on ne peut plus dire “demain”.
Michèle Levy-Soussan : Le droit n’épuise pas l'éthique. La loi pose un cadre dans lequel s’inscrit la relation du patient au soignant. Les tensions ne viennent pas de la loi elle-même mais des modalités de sa mise en œuvre. Il faut que le malade demeure au centre de ce qu’il vit, même si - et surtout si - c’est sa mort. Refuser la loi sur l’aide à mourir, ce serait abandonner les patients en grande souffrance, et parfois les condamner à une mort solitaire, à un suicide sans accompagnement, dans des conditions pires encore.
Quelle place est donnée aux patients dans tous ces débats ? Les directives anticipées permettent-elles de mieux prendre en compte leur décision ?
Isabelle Marin : Citoyens de la Convention sur la fin de vie, professionnels de santé ou parlementaires : le problème est que les discussions autour de la loi se tiennent entre bien portants, entre gens qui ne sont encore ni malades, ni très âgés. Or, la vision de la vie que l’on a quand on est jeune et bien portant n’est pas nécessairement la même que celle que l’on a dans d’autres conditions de vie. La question est : à qui doit-on être fidèle ? A son moi actuel ? Son moi passé, son moi à venir ? Comment savoir ? C’est une question philosophique vertigineuse. Les directives anticipées ne permettent pas de prendre cette dimension en compte. Elles protègent en revanche le médecin. Cela semble tellement plus simple de lire ce qui est écrit ! Pourtant, les situations où un patient ne peut pas s’exprimer sont rarissimes, le dialogue est toujours préférable.
Michèle Levy-Soussan : On ne peut se contenter de lire et appliquer les directives anticipées : sur le constat de leur insuffisance à prendre en compte la complexité de la situation des malades, je rejoins tout à fait Isabelle Marin.
Quels seraient les critères pour demander une aide à mourir ?
Isabelle Marin : Il n’y a pas de critère pour formuler la demande ! Les critères ne concernent que son acceptation, ou non. Dans le projet de loi actuel, la personne doit être majeure, française (ou résidant de manière stable et régulière en France), capables de manifester sa volonté de façon libre et éclairée, atteinte d’une maladie grave et incurable avec un pronostic vital engagé à court ou à moyen terme et victimes de souffrances réfractaires ou insupportables. On mesure le risque de glissement. Par exemple, un patient de 17 ans et demi qui subirait de terribles souffrances et demanderait l’aide à mourir, au nom de quoi la lui refuser ?
Dans les pays qui ont légiféré pour autoriser l’euthanasie, la pratique se répand : le suicide assisté concerne désormais 4,1 % des décés au Canada. En tant que médecin, je ne peux qu’appeler à ce qu’on améliore les conditions de vie, plutôt qu’à ce qu’on facilite les conditions de mort. On s’apprête à faire sauter un verrou majeur. À quoi va-t-on inciter les patients les plus vulnérables, les plus précaires ? Rappelons que notre population est vieillissante, qu’elle compte des personnes âgées qui coûtent de plus en plus cher, rappelons aussi que l’offre crée la demande et que ce type de "sortie" est plus "économique". Cette loi est pleine d’impensés et de tabous. La question est simple : quel type de société voulons-nous ?
Michèle Levy-Soussan : Bien sûr, les réalités sont dures. Mais dans tous les cas, il s’agit de soins à la personne, envisagée de façon holistique, dans un débat dont les seuls termes ne sont pas médicaux ! L’aide à mourir repose sur une relation de confiance qui accorde toute sa place et sa dignité au patient. L’approche de l’aide à mourir comme techniciste, économique, cynique, n’est pas la seule possible !
Michèle Levy-Soussan : L’aide à mourir repose sur une relation de confiance qui accorde toute sa place et sa dignité au patient.
Isabelle Marin : Il est vrai que, dans tous les cas, le rôle du soignant doit être réinventé. La plupart des soignants, dans nos EHPAD, viennent d’autres pays, où la culture du corps, la relation à autrui, sont très différentes des nôtres. Notre époque contemporaine conduit à la recherche d’une efficacité d’ordre exclusivement technique.
En cas d’aide à mourir, qui en porterait la responsabilité légale ?
Isabelle Marin : Ce genre de responsabilité ne doit selon moi pas incomber au soignant. En tant que médecin, je ne peux pas simultanément préserver la vie et favoriser la mort. Même en soins palliatifs, on ne peut pas acquiescer à la mort, elle arrive, c'est tout, on ne peut pas en faire un projet. Si la loi était adoptée, il serait donc préférable que la validation de la demande émane d’un juge, comme le préconise l'ancien ministre de la Santé Jean-François Mattei, ou d’une association.
Michèle Levy-Soussan : La question de la responsabilité juridique est un peu subsidiaire, dans un tout beaucoup plus large : comment impliquer tous les acteurs liés à cette décision ? Un médecin qui s’est investi dans la relation de soin est plus légitime et plus concerné qu’un spécialiste extérieur. Bien sûr, pour en rester aux préoccupations juridiques, il faut que chaque médecin puisse engager sa clause de conscience et refuser de pratiquer l’aide à mourir.
Isabelle Marin : Mais tous ces débats sont en réalité des débats de niche qui ne concernent qu’un nombre très restreint de cas, dans des situations exceptionnelles. Or, la loi est censée fixer la norme. Oui, il y a des cas de figure exceptionnels, je ne le nie pas, et la loi actuelle est impuissante à les prendre en compte, mais ce qui importe, ce qui est prioritaire, est que le cadre général de l’interdiction continue à préserver les valeurs de notre société et le sens de la relation du soignant au malade.
Michèle Levy-Soussan : Et alors les malades qui le peuvent choisiront d’aller mourir ailleurs. J’ai pu constater parmi tous les collègues médecins combien cela était difficile à accepter !
Isabelle Marin : La mort restera toujours une tragédie, terriblement difficile à accepter pour les patients mais aussi pour les soignants. Néanmoins, ce qui compte, c’est la manière dont la loi décrit notre société.
Isabelle Marin : La mort restera toujours une tragédie, terriblement difficile à accepter pour les patients mais aussi pour les soignants. Néanmoins, ce qui compte, c’est la manière dont la loi décrit notre société. Notre loi sur l'aide à mourir pourrait bien présenter le visage d’une société où les moins performants, les personnes âgées, les personnes fragiles, les personnes malades, sont poussés dehors. Cette loi est une loi qui parle à la première personne, "moi je", sous l’angle du droit de l’individu, et qui ne pose pas le "nous" d’une vision collective.
Michèle Levy-Soussan : L’aide à mourir peut exister dans le cadre d’une relation de soins réinventée, dans une acception moins technique, qui aille vers un engagement plus humaniste et plus ambitieux et qui accorde davantage de place aux soignants, lesquels ne sont pas des médecins mais ont un rôle complémentaire de ces derniers. Je regrette qu’en France, on soit si catégoriel. Je voudrais par exemple que l’on invente un service civique soignant. Face à l’évolution de nos systèmes de santé, des attentes des patients et de nos démographies, il faudra davantage de solidarité et davantage de créativité afin d’inventer d’autres lieux pour la fin de vie.
[À contrevoix] - Fin de vie, aide à mourir : faut-il une nouvelle loi ?
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Auteur
Michèle Levy-Soussan
Chef de Service en Soins Palliatifs, Hôpital de la Pitié-Salpêtrière
Isabelle Marin
Auteur
Isabelle Marin
Médecin de soins palliatifs secrétaire générale de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP)
À contrevoix
Le projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie a été présenté en Conseil des ministres le 10 avril. Il sera examiné à l’Assemblée nationale à partir du 27 mai prochain. En amont des discussions parlementaires, une Convention citoyenne sur la fin de vie rassemblant 184 citoyens tirés au sort avait été initiée sous l’égide du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Dans le rapport remis à la Présidence de la République en avril 2023, 75,6 % des participants à cette Convention citoyenne sur la fin de vie souhaitaient la légalisation de l’aide active à mourir, en des proportions assez semblables à celles du reste de la population française : un sondage de l’Ifop pour le JDD, réalisé en avril 2023, montre en effet que 70 % des Français sont favorables à une aide active à mourir. Le Comité consultatif national d’éthique avait également rendu en 2022 un avis plutôt favorable à une "aide active à mourir" encadrée en complément d’un renforcement des soins palliatifs. Les dispositions en vigueur, celles de la loi Claeys-Leonetti de 2016, autorisent une "sédation prolongée et continue jusqu’au décès", mais qui n’est pas une "aide active à mourir".
Le Parlement s'apprête à nouveau à légiférer sur la fin de vie. Cela vous paraît-il indispensable aujourd’hui ?
Isabelle Marin : La priorité me semble de repenser nos soins palliatifs, sans restreindre les enjeux aux seules unités de soins palliatifs, aux unités d’hospitalisations ( USP) ou aux équipes mobiles de soins palliatifs composées d’experts en la matière. Les soins palliatifs sont avant tout des soins de base et l’enjeu actuel est l’accès de tous à des soins de base de qualité, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui ; d’autant que le vieillissement de la population et la chronicisation des pathologies (insuffisance cardiaque, insuffisance rénale et même les maladies infectieuses) ont bouleversé le système médical et ont conduit, désormais, à ce que tous les acteurs de la santé - sauf peut-être ceux de la prévention - se trouvent impliqués dans les soins palliatifs. Comment prendre la mesure de ces évolutions et se donner les moyens d’y faire face ? C’est là que l’on attend le législateur avant tout.
Isabelle Marin : Notre système médical souffre d’un déficit de soins de base en EHPAD ou à domicile et d’une ghettoïsation des personnes âgées : voilà l’urgence, et on peut espérer que notre société ne prétende pas y répondre par des lois sur l’aide à mourir.
Pendant le Covid, on a beaucoup évoqué le sort des personnes âgées qu’on ne pouvait pas réanimer faute de place. Or, le drame, le scandale, ce n’est pas de ne pas avoir réanimées certaines personnes très âgées mais bien de les avoir isolées et laissé mourir dans une complète solitude. Nous sommes face à une société schizophrénique qui réclame simultanément la réanimation de personnes nonagénaires et l’accès à l’euthanasie… Dans les deux cas, c’est refuser la mort. Notre système médical souffre d’un déficit de soins de base en EHPAD ou à domicile et d’une ghettoïsation des personnes âgées : voilà l’urgence, et on peut espérer que notre société ne prétende pas y répondre par des lois sur l’aide à mourir. Il conviendrait plutôt de renforcer les soins palliatifs et les soins de base.
Michèle Levy-Soussan : Ce sujet des soins palliatifs est effectivement prioritaire. À l'origine, les unités de soins palliatifs étaient constituées d’équipes mobiles déployées auprès des patients et des soignants dans tous les domaines, toutes les spécialités, à toutes les échelles, pour partager des pratiques vertueuses en matière d’accompagnement à la fin de vie. On pensait que ces unités disparaîtraient, une fois que le travail d’acculturation aurait porté ses fruits, mais on a continué à avoir recours à elles parce que leur position d’intermédiaire est précieuse, dans toutes les unités.
Chronicisation des pathologies, vieillissement : en effet, aujourd’hui, toute la médecine est palliative. C’est ce dont prend acte le rapport Chauvin "Vers un modèle français des soins d'accompagnement", remis en décembre 2023, qui élargit de manière très intéressante la notion de soins palliatifs. Il faut davantage prendre la mesure de cette évolution de la santé et du soin : l’accompagnement de fin de vie ne repose pas seulement sur les unités de soins palliatifs. On ne peut pas mettre, de façon artificielle et illusoire, la réalité en silos. Le véritable enjeu des soins palliatifs est un enjeu d’acculturation et de partage de la démarche avec toute la mosaïque d’acteurs concernés : patients, aidants, familles, auxiliaires de vie, professionnels de santé etc.
Aide à mourir, euthanasie, suicide assisté : à quelles réalités juridiques et médicales renvoient chacun de ces termes ?
Isabelle Marin : Il y a un petit apologue, à la veine très rabelaisienne, que l’on retrouve sous la plume d’Alexandre Dumas, dans l’un des chapitres de son roman La Dame de Monsoreau. C'est l’histoire d’un moine qui voulait manger une poularde pendant le carême et qui, pour ce faire, baptisa "carpe" ladite poularde. Appeler "aide à mourir" l’euthanasie, cela revient à baptiser "carpe" une poularde.
Michèle Levy-Soussan : Je suis d'un avis différent. Les mots ont leur importance et il ne s'agit pas seulement de neutraliser ou d'adoucir artificiellement des vocables pour édulcorer la réalité, mais bien de désigner correctement ce dont on parle. Des termes très chargés peuvent avoir des résonances malheureuses. Le terme "suicide assisté" était aussi source d’un malentendu, puisque les soignants oeuvrent à des politiques de santé qui visent à prévenir le suicide ! Et il faudrait l’assister d’un autre côté…
Il me semble que s’éloigner de ces mots trop clivants, qui interdisent la réflexion, est une bonne chose. L’aide à mourir renvoie à la réalité d’une demande de soin des patients et souligne qu’il s’agit bien d’une aide. Je ne pense pas qu’utiliser "aide à mourir" relève d’une euphémisation un peu lâche ; c'est le fruit d’un travail qui change les représentations et situe l’acte du côté d’une aide demandée.
Michèle Levy-Soussan : L’aide à mourir renvoie à la réalité d’une demande de soin des patients et souligne qu’il s’agit bien d’une aide.
Isabelle Marin : D’autres pays ont légiféré : la Belgique, l’Espagne, l’Autriche, la Suisse, les Pays-Bas, Luxembourg, le Canada ou certains États américains autorisent l’euthanasie ou le suicide assisté. Il faut donc prendre les mêmes termes pour désigner des choses semblables. L’euthanasie consiste à donner la mort à un patient qui souffre. Elle peut être demandée par le patient, ce qui est le cas dans toutes les législatures, ou être exécutée sans le consentement du patient. On parle de suicide assisté quand une personne prend elle-même un produit prescrit par le soignant pour se donner la mort. L’aide à mourir, telle qu’employée dans le projet de loi actuel, renvoie à la fois au suicide assisté et à l’euthanasie. Le problème est que les soins palliatifs sont des aides à vivre. Or, on ne peut pas à la fois regarder un patient comme mourant et comme vivant, le "en même temps", ici, n’est plus possible, mort et vie s’excluent mutuellement. C’est parce que l'indétermination semble insupportable que l’on préfère basculer brutalement d’un côté, c’est-à-dire vers la mort.
Quel bilan peut-on tirer de la loi Claeys-Leonetti, huit ans après sa promulgation ?
Isabelle Marin : La loi Claeys-Leonetti de 2016 a permis au patient de demander la "sédation profonde et continue jusqu’au décès". On a toujours pratiqué les sédations, qui sont des actes médicaux pour permettre aux patients de trouver le sommeil lorsqu’ils en sont privés, ou de faire face à un épisode de souffrance physique ou psychique aigu. Le cas de la sédation profonde et continue jusqu’au décès est différent : il s’agit d’un droit et non d’un acte médical. Il consiste à administrer un analgésique et à arrêter les traitements de maintien en vie. Cela peut être fait soit à la demande d’un patient dont le pronostic vital est engagé à court terme et qui présente une souffrance réfractaire aux traitements, soit, dans le cas où le patient n’est pas en état d’exprimer sa volonté, quand le médecin juge que poursuivre les traitements s’apparente à de l’obstination déraisonnable. À la différence de l’euthanasie, il ne s’agit pas de provoquer la mort mais de soulager ; si la mort survient, c’est à cause de l’évolution de la maladie et non de façon immédiate, sous l’effet d’une substance létale.
Au moment des débats de la loi de 2016, les soignants en soins palliatifs étaient profondément hostiles à la sédation profonde et continue jusqu’au décès, qu’ils assimilaient à une euthanasie, ou une euthanasie psychique, où la conscience était "coupée". Quant à moi, j’y suis également défavorable. Le risque est que les soignants proposent la sédation comme s’il s’agissait d’une pratique quasi obligatoire ou normale en fin de vie, ou que les patients la réclament comme un droit et non comme nécessaire à leur soulagement. Une personne qui souffre est fragile, influençable et dépendante. Les patients sont sensibles au discours pro-euthanasie qui peut interférer dans leur décision. Au contraire, des soignants qui estiment que la vie, même "toute petite" et vacillante, vaut encore la peine, suscitent autre chose.
Michèle Levy-Soussan : Huit ans après, nous avons toutes les deux une interprétation très différente de la loi. Selon moi, la sédation profonde jusqu’au décès n'est pas seulement un droit juridique mais aussi un acte de soin médical qui repose sur un échange avec les patients. En revanche, il faut interroger le discours, la façon dont on expose les choix qui sont offerts au patient, afin de le guider au mieux.
Isabelle Marin : Or, on ne peut pas tout prévoir. Parfois, on n'imagine pas qu’il puisse se passer quelque chose, et quelque chose, pourtant, se passe : je l’ai constaté tout au long de mon expérience de médecin. Or, le droit, la dimension juridique, interdit qu’il se passe quelque chose.
Isabelle Marin : Je parle d’acte juridique car c’est un droit exercé par le patient et non une indication médicale. Dans le cas de la sédation profonde et continue jusqu’au décès, on attend la mort, sans être ouvert à ce qui peut survenir d’autre. Or, on ne peut pas tout prévoir. Parfois, on n'imagine pas qu’il puisse se passer quelque chose, et quelque chose, pourtant, se passe : je l’ai constaté tout au long de mon expérience de médecin. Or, le droit, la dimension juridique, interdit qu’il se passe quelque chose. "Être humain, c’est pouvoir dire "demain"", c’est une citation que je retiens de La Mort d'un apiculteur, roman du Suédois Lars Gustafsson. Avec la sédation continue et profonde jusqu’au décès, on ne peut plus dire “demain”.
Michèle Levy-Soussan : Le droit n’épuise pas l'éthique. La loi pose un cadre dans lequel s’inscrit la relation du patient au soignant. Les tensions ne viennent pas de la loi elle-même mais des modalités de sa mise en œuvre. Il faut que le malade demeure au centre de ce qu’il vit, même si - et surtout si - c’est sa mort. Refuser la loi sur l’aide à mourir, ce serait abandonner les patients en grande souffrance, et parfois les condamner à une mort solitaire, à un suicide sans accompagnement, dans des conditions pires encore.
Quelle place est donnée aux patients dans tous ces débats ? Les directives anticipées permettent-elles de mieux prendre en compte leur décision ?
Isabelle Marin : Citoyens de la Convention sur la fin de vie, professionnels de santé ou parlementaires : le problème est que les discussions autour de la loi se tiennent entre bien portants, entre gens qui ne sont encore ni malades, ni très âgés. Or, la vision de la vie que l’on a quand on est jeune et bien portant n’est pas nécessairement la même que celle que l’on a dans d’autres conditions de vie. La question est : à qui doit-on être fidèle ? A son moi actuel ? Son moi passé, son moi à venir ? Comment savoir ? C’est une question philosophique vertigineuse. Les directives anticipées ne permettent pas de prendre cette dimension en compte. Elles protègent en revanche le médecin. Cela semble tellement plus simple de lire ce qui est écrit ! Pourtant, les situations où un patient ne peut pas s’exprimer sont rarissimes, le dialogue est toujours préférable.
Michèle Levy-Soussan : On ne peut se contenter de lire et appliquer les directives anticipées : sur le constat de leur insuffisance à prendre en compte la complexité de la situation des malades, je rejoins tout à fait Isabelle Marin.
Quels seraient les critères pour demander une aide à mourir ?
Isabelle Marin : Il n’y a pas de critère pour formuler la demande ! Les critères ne concernent que son acceptation, ou non. Dans le projet de loi actuel, la personne doit être majeure, française (ou résidant de manière stable et régulière en France), capables de manifester sa volonté de façon libre et éclairée, atteinte d’une maladie grave et incurable avec un pronostic vital engagé à court ou à moyen terme et victimes de souffrances réfractaires ou insupportables. On mesure le risque de glissement. Par exemple, un patient de 17 ans et demi qui subirait de terribles souffrances et demanderait l’aide à mourir, au nom de quoi la lui refuser ?
Dans les pays qui ont légiféré pour autoriser l’euthanasie, la pratique se répand : le suicide assisté concerne désormais 4,1 % des décés au Canada. En tant que médecin, je ne peux qu’appeler à ce qu’on améliore les conditions de vie, plutôt qu’à ce qu’on facilite les conditions de mort. On s’apprête à faire sauter un verrou majeur. À quoi va-t-on inciter les patients les plus vulnérables, les plus précaires ? Rappelons que notre population est vieillissante, qu’elle compte des personnes âgées qui coûtent de plus en plus cher, rappelons aussi que l’offre crée la demande et que ce type de "sortie" est plus "économique". Cette loi est pleine d’impensés et de tabous. La question est simple : quel type de société voulons-nous ?
Michèle Levy-Soussan : Bien sûr, les réalités sont dures. Mais dans tous les cas, il s’agit de soins à la personne, envisagée de façon holistique, dans un débat dont les seuls termes ne sont pas médicaux ! L’aide à mourir repose sur une relation de confiance qui accorde toute sa place et sa dignité au patient. L’approche de l’aide à mourir comme techniciste, économique, cynique, n’est pas la seule possible !
Michèle Levy-Soussan : L’aide à mourir repose sur une relation de confiance qui accorde toute sa place et sa dignité au patient.
Isabelle Marin : Il est vrai que, dans tous les cas, le rôle du soignant doit être réinventé. La plupart des soignants, dans nos EHPAD, viennent d’autres pays, où la culture du corps, la relation à autrui, sont très différentes des nôtres. Notre époque contemporaine conduit à la recherche d’une efficacité d’ordre exclusivement technique.
En cas d’aide à mourir, qui en porterait la responsabilité légale ?
Isabelle Marin : Ce genre de responsabilité ne doit selon moi pas incomber au soignant. En tant que médecin, je ne peux pas simultanément préserver la vie et favoriser la mort. Même en soins palliatifs, on ne peut pas acquiescer à la mort, elle arrive, c'est tout, on ne peut pas en faire un projet. Si la loi était adoptée, il serait donc préférable que la validation de la demande émane d’un juge, comme le préconise l'ancien ministre de la Santé Jean-François Mattei, ou d’une association.
Michèle Levy-Soussan : La question de la responsabilité juridique est un peu subsidiaire, dans un tout beaucoup plus large : comment impliquer tous les acteurs liés à cette décision ? Un médecin qui s’est investi dans la relation de soin est plus légitime et plus concerné qu’un spécialiste extérieur. Bien sûr, pour en rester aux préoccupations juridiques, il faut que chaque médecin puisse engager sa clause de conscience et refuser de pratiquer l’aide à mourir.
Isabelle Marin : Mais tous ces débats sont en réalité des débats de niche qui ne concernent qu’un nombre très restreint de cas, dans des situations exceptionnelles. Or, la loi est censée fixer la norme. Oui, il y a des cas de figure exceptionnels, je ne le nie pas, et la loi actuelle est impuissante à les prendre en compte, mais ce qui importe, ce qui est prioritaire, est que le cadre général de l’interdiction continue à préserver les valeurs de notre société et le sens de la relation du soignant au malade.
Michèle Levy-Soussan : Et alors les malades qui le peuvent choisiront d’aller mourir ailleurs. J’ai pu constater parmi tous les collègues médecins combien cela était difficile à accepter !
Isabelle Marin : La mort restera toujours une tragédie, terriblement difficile à accepter pour les patients mais aussi pour les soignants. Néanmoins, ce qui compte, c’est la manière dont la loi décrit notre société.
Isabelle Marin : La mort restera toujours une tragédie, terriblement difficile à accepter pour les patients mais aussi pour les soignants. Néanmoins, ce qui compte, c’est la manière dont la loi décrit notre société. Notre loi sur l'aide à mourir pourrait bien présenter le visage d’une société où les moins performants, les personnes âgées, les personnes fragiles, les personnes malades, sont poussés dehors. Cette loi est une loi qui parle à la première personne, "moi je", sous l’angle du droit de l’individu, et qui ne pose pas le "nous" d’une vision collective.
Michèle Levy-Soussan : L’aide à mourir peut exister dans le cadre d’une relation de soins réinventée, dans une acception moins technique, qui aille vers un engagement plus humaniste et plus ambitieux et qui accorde davantage de place aux soignants, lesquels ne sont pas des médecins mais ont un rôle complémentaire de ces derniers. Je regrette qu’en France, on soit si catégoriel. Je voudrais par exemple que l’on invente un service civique soignant. Face à l’évolution de nos systèmes de santé, des attentes des patients et de nos démographies, il faudra davantage de solidarité et davantage de créativité afin d’inventer d’autres lieux pour la fin de vie.
[À contrevoix] - Fin de vie, aide à mourir : faut-il une nouvelle loi ?
Santé
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[À contrevoix] - Fin de vie, aide à mourir : faut-il une nouvelle loi ?
Michèle Levy-Soussan
Auteur
Michèle Levy-Soussan
Chef de Service en Soins Palliatifs, Hôpital de la Pitié-Salpêtrière
Isabelle Marin
Auteur
Isabelle Marin
Médecin de soins palliatifs secrétaire générale de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP)
À contrevoix
Le projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie a été présenté en Conseil des ministres le 10 avril. Il sera examiné à l’Assemblée nationale à partir du 27 mai prochain. En amont des discussions parlementaires, une Convention citoyenne sur la fin de vie rassemblant 184 citoyens tirés au sort avait été initiée sous l’égide du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Dans le rapport remis à la Présidence de la République en avril 2023, 75,6 % des participants à cette Convention citoyenne sur la fin de vie souhaitaient la légalisation de l’aide active à mourir, en des proportions assez semblables à celles du reste de la population française : un sondage de l’Ifop pour le JDD, réalisé en avril 2023, montre en effet que 70 % des Français sont favorables à une aide active à mourir. Le Comité consultatif national d’éthique avait également rendu en 2022 un avis plutôt favorable à une "aide active à mourir" encadrée en complément d’un renforcement des soins palliatifs. Les dispositions en vigueur, celles de la loi Claeys-Leonetti de 2016, autorisent une "sédation prolongée et continue jusqu’au décès", mais qui n’est pas une "aide active à mourir".
Le Parlement s'apprête à nouveau à légiférer sur la fin de vie. Cela vous paraît-il indispensable aujourd’hui ?
Isabelle Marin : La priorité me semble de repenser nos soins palliatifs, sans restreindre les enjeux aux seules unités de soins palliatifs, aux unités d’hospitalisations ( USP) ou aux équipes mobiles de soins palliatifs composées d’experts en la matière. Les soins palliatifs sont avant tout des soins de base et l’enjeu actuel est l’accès de tous à des soins de base de qualité, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui ; d’autant que le vieillissement de la population et la chronicisation des pathologies (insuffisance cardiaque, insuffisance rénale et même les maladies infectieuses) ont bouleversé le système médical et ont conduit, désormais, à ce que tous les acteurs de la santé - sauf peut-être ceux de la prévention - se trouvent impliqués dans les soins palliatifs. Comment prendre la mesure de ces évolutions et se donner les moyens d’y faire face ? C’est là que l’on attend le législateur avant tout.
Isabelle Marin : Notre système médical souffre d’un déficit de soins de base en EHPAD ou à domicile et d’une ghettoïsation des personnes âgées : voilà l’urgence, et on peut espérer que notre société ne prétende pas y répondre par des lois sur l’aide à mourir.
Pendant le Covid, on a beaucoup évoqué le sort des personnes âgées qu’on ne pouvait pas réanimer faute de place. Or, le drame, le scandale, ce n’est pas de ne pas avoir réanimées certaines personnes très âgées mais bien de les avoir isolées et laissé mourir dans une complète solitude. Nous sommes face à une société schizophrénique qui réclame simultanément la réanimation de personnes nonagénaires et l’accès à l’euthanasie… Dans les deux cas, c’est refuser la mort. Notre système médical souffre d’un déficit de soins de base en EHPAD ou à domicile et d’une ghettoïsation des personnes âgées : voilà l’urgence, et on peut espérer que notre société ne prétende pas y répondre par des lois sur l’aide à mourir. Il conviendrait plutôt de renforcer les soins palliatifs et les soins de base.
Michèle Levy-Soussan : Ce sujet des soins palliatifs est effectivement prioritaire. À l'origine, les unités de soins palliatifs étaient constituées d’équipes mobiles déployées auprès des patients et des soignants dans tous les domaines, toutes les spécialités, à toutes les échelles, pour partager des pratiques vertueuses en matière d’accompagnement à la fin de vie. On pensait que ces unités disparaîtraient, une fois que le travail d’acculturation aurait porté ses fruits, mais on a continué à avoir recours à elles parce que leur position d’intermédiaire est précieuse, dans toutes les unités.
Chronicisation des pathologies, vieillissement : en effet, aujourd’hui, toute la médecine est palliative. C’est ce dont prend acte le rapport Chauvin "Vers un modèle français des soins d'accompagnement", remis en décembre 2023, qui élargit de manière très intéressante la notion de soins palliatifs. Il faut davantage prendre la mesure de cette évolution de la santé et du soin : l’accompagnement de fin de vie ne repose pas seulement sur les unités de soins palliatifs. On ne peut pas mettre, de façon artificielle et illusoire, la réalité en silos. Le véritable enjeu des soins palliatifs est un enjeu d’acculturation et de partage de la démarche avec toute la mosaïque d’acteurs concernés : patients, aidants, familles, auxiliaires de vie, professionnels de santé etc.
Aide à mourir, euthanasie, suicide assisté : à quelles réalités juridiques et médicales renvoient chacun de ces termes ?
Isabelle Marin : Il y a un petit apologue, à la veine très rabelaisienne, que l’on retrouve sous la plume d’Alexandre Dumas, dans l’un des chapitres de son roman La Dame de Monsoreau. C'est l’histoire d’un moine qui voulait manger une poularde pendant le carême et qui, pour ce faire, baptisa "carpe" ladite poularde. Appeler "aide à mourir" l’euthanasie, cela revient à baptiser "carpe" une poularde.
Michèle Levy-Soussan : Je suis d'un avis différent. Les mots ont leur importance et il ne s'agit pas seulement de neutraliser ou d'adoucir artificiellement des vocables pour édulcorer la réalité, mais bien de désigner correctement ce dont on parle. Des termes très chargés peuvent avoir des résonances malheureuses. Le terme "suicide assisté" était aussi source d’un malentendu, puisque les soignants oeuvrent à des politiques de santé qui visent à prévenir le suicide ! Et il faudrait l’assister d’un autre côté…
Il me semble que s’éloigner de ces mots trop clivants, qui interdisent la réflexion, est une bonne chose. L’aide à mourir renvoie à la réalité d’une demande de soin des patients et souligne qu’il s’agit bien d’une aide. Je ne pense pas qu’utiliser "aide à mourir" relève d’une euphémisation un peu lâche ; c'est le fruit d’un travail qui change les représentations et situe l’acte du côté d’une aide demandée.
Michèle Levy-Soussan : L’aide à mourir renvoie à la réalité d’une demande de soin des patients et souligne qu’il s’agit bien d’une aide.
Isabelle Marin : D’autres pays ont légiféré : la Belgique, l’Espagne, l’Autriche, la Suisse, les Pays-Bas, Luxembourg, le Canada ou certains États américains autorisent l’euthanasie ou le suicide assisté. Il faut donc prendre les mêmes termes pour désigner des choses semblables. L’euthanasie consiste à donner la mort à un patient qui souffre. Elle peut être demandée par le patient, ce qui est le cas dans toutes les législatures, ou être exécutée sans le consentement du patient. On parle de suicide assisté quand une personne prend elle-même un produit prescrit par le soignant pour se donner la mort. L’aide à mourir, telle qu’employée dans le projet de loi actuel, renvoie à la fois au suicide assisté et à l’euthanasie. Le problème est que les soins palliatifs sont des aides à vivre. Or, on ne peut pas à la fois regarder un patient comme mourant et comme vivant, le "en même temps", ici, n’est plus possible, mort et vie s’excluent mutuellement. C’est parce que l'indétermination semble insupportable que l’on préfère basculer brutalement d’un côté, c’est-à-dire vers la mort.
Quel bilan peut-on tirer de la loi Claeys-Leonetti, huit ans après sa promulgation ?
Isabelle Marin : La loi Claeys-Leonetti de 2016 a permis au patient de demander la "sédation profonde et continue jusqu’au décès". On a toujours pratiqué les sédations, qui sont des actes médicaux pour permettre aux patients de trouver le sommeil lorsqu’ils en sont privés, ou de faire face à un épisode de souffrance physique ou psychique aigu. Le cas de la sédation profonde et continue jusqu’au décès est différent : il s’agit d’un droit et non d’un acte médical. Il consiste à administrer un analgésique et à arrêter les traitements de maintien en vie. Cela peut être fait soit à la demande d’un patient dont le pronostic vital est engagé à court terme et qui présente une souffrance réfractaire aux traitements, soit, dans le cas où le patient n’est pas en état d’exprimer sa volonté, quand le médecin juge que poursuivre les traitements s’apparente à de l’obstination déraisonnable. À la différence de l’euthanasie, il ne s’agit pas de provoquer la mort mais de soulager ; si la mort survient, c’est à cause de l’évolution de la maladie et non de façon immédiate, sous l’effet d’une substance létale.
Au moment des débats de la loi de 2016, les soignants en soins palliatifs étaient profondément hostiles à la sédation profonde et continue jusqu’au décès, qu’ils assimilaient à une euthanasie, ou une euthanasie psychique, où la conscience était "coupée". Quant à moi, j’y suis également défavorable. Le risque est que les soignants proposent la sédation comme s’il s’agissait d’une pratique quasi obligatoire ou normale en fin de vie, ou que les patients la réclament comme un droit et non comme nécessaire à leur soulagement. Une personne qui souffre est fragile, influençable et dépendante. Les patients sont sensibles au discours pro-euthanasie qui peut interférer dans leur décision. Au contraire, des soignants qui estiment que la vie, même "toute petite" et vacillante, vaut encore la peine, suscitent autre chose.
Michèle Levy-Soussan : Huit ans après, nous avons toutes les deux une interprétation très différente de la loi. Selon moi, la sédation profonde jusqu’au décès n'est pas seulement un droit juridique mais aussi un acte de soin médical qui repose sur un échange avec les patients. En revanche, il faut interroger le discours, la façon dont on expose les choix qui sont offerts au patient, afin de le guider au mieux.
Isabelle Marin : Or, on ne peut pas tout prévoir. Parfois, on n'imagine pas qu’il puisse se passer quelque chose, et quelque chose, pourtant, se passe : je l’ai constaté tout au long de mon expérience de médecin. Or, le droit, la dimension juridique, interdit qu’il se passe quelque chose.
Isabelle Marin : Je parle d’acte juridique car c’est un droit exercé par le patient et non une indication médicale. Dans le cas de la sédation profonde et continue jusqu’au décès, on attend la mort, sans être ouvert à ce qui peut survenir d’autre. Or, on ne peut pas tout prévoir. Parfois, on n'imagine pas qu’il puisse se passer quelque chose, et quelque chose, pourtant, se passe : je l’ai constaté tout au long de mon expérience de médecin. Or, le droit, la dimension juridique, interdit qu’il se passe quelque chose. "Être humain, c’est pouvoir dire "demain"", c’est une citation que je retiens de La Mort d'un apiculteur, roman du Suédois Lars Gustafsson. Avec la sédation continue et profonde jusqu’au décès, on ne peut plus dire “demain”.
Michèle Levy-Soussan : Le droit n’épuise pas l'éthique. La loi pose un cadre dans lequel s’inscrit la relation du patient au soignant. Les tensions ne viennent pas de la loi elle-même mais des modalités de sa mise en œuvre. Il faut que le malade demeure au centre de ce qu’il vit, même si - et surtout si - c’est sa mort. Refuser la loi sur l’aide à mourir, ce serait abandonner les patients en grande souffrance, et parfois les condamner à une mort solitaire, à un suicide sans accompagnement, dans des conditions pires encore.
Quelle place est donnée aux patients dans tous ces débats ? Les directives anticipées permettent-elles de mieux prendre en compte leur décision ?
Isabelle Marin : Citoyens de la Convention sur la fin de vie, professionnels de santé ou parlementaires : le problème est que les discussions autour de la loi se tiennent entre bien portants, entre gens qui ne sont encore ni malades, ni très âgés. Or, la vision de la vie que l’on a quand on est jeune et bien portant n’est pas nécessairement la même que celle que l’on a dans d’autres conditions de vie. La question est : à qui doit-on être fidèle ? A son moi actuel ? Son moi passé, son moi à venir ? Comment savoir ? C’est une question philosophique vertigineuse. Les directives anticipées ne permettent pas de prendre cette dimension en compte. Elles protègent en revanche le médecin. Cela semble tellement plus simple de lire ce qui est écrit ! Pourtant, les situations où un patient ne peut pas s’exprimer sont rarissimes, le dialogue est toujours préférable.
Michèle Levy-Soussan : On ne peut se contenter de lire et appliquer les directives anticipées : sur le constat de leur insuffisance à prendre en compte la complexité de la situation des malades, je rejoins tout à fait Isabelle Marin.
Quels seraient les critères pour demander une aide à mourir ?
Isabelle Marin : Il n’y a pas de critère pour formuler la demande ! Les critères ne concernent que son acceptation, ou non. Dans le projet de loi actuel, la personne doit être majeure, française (ou résidant de manière stable et régulière en France), capables de manifester sa volonté de façon libre et éclairée, atteinte d’une maladie grave et incurable avec un pronostic vital engagé à court ou à moyen terme et victimes de souffrances réfractaires ou insupportables. On mesure le risque de glissement. Par exemple, un patient de 17 ans et demi qui subirait de terribles souffrances et demanderait l’aide à mourir, au nom de quoi la lui refuser ?
Dans les pays qui ont légiféré pour autoriser l’euthanasie, la pratique se répand : le suicide assisté concerne désormais 4,1 % des décés au Canada. En tant que médecin, je ne peux qu’appeler à ce qu’on améliore les conditions de vie, plutôt qu’à ce qu’on facilite les conditions de mort. On s’apprête à faire sauter un verrou majeur. À quoi va-t-on inciter les patients les plus vulnérables, les plus précaires ? Rappelons que notre population est vieillissante, qu’elle compte des personnes âgées qui coûtent de plus en plus cher, rappelons aussi que l’offre crée la demande et que ce type de "sortie" est plus "économique". Cette loi est pleine d’impensés et de tabous. La question est simple : quel type de société voulons-nous ?
Michèle Levy-Soussan : Bien sûr, les réalités sont dures. Mais dans tous les cas, il s’agit de soins à la personne, envisagée de façon holistique, dans un débat dont les seuls termes ne sont pas médicaux ! L’aide à mourir repose sur une relation de confiance qui accorde toute sa place et sa dignité au patient. L’approche de l’aide à mourir comme techniciste, économique, cynique, n’est pas la seule possible !
Michèle Levy-Soussan : L’aide à mourir repose sur une relation de confiance qui accorde toute sa place et sa dignité au patient.
Isabelle Marin : Il est vrai que, dans tous les cas, le rôle du soignant doit être réinventé. La plupart des soignants, dans nos EHPAD, viennent d’autres pays, où la culture du corps, la relation à autrui, sont très différentes des nôtres. Notre époque contemporaine conduit à la recherche d’une efficacité d’ordre exclusivement technique.
En cas d’aide à mourir, qui en porterait la responsabilité légale ?
Isabelle Marin : Ce genre de responsabilité ne doit selon moi pas incomber au soignant. En tant que médecin, je ne peux pas simultanément préserver la vie et favoriser la mort. Même en soins palliatifs, on ne peut pas acquiescer à la mort, elle arrive, c'est tout, on ne peut pas en faire un projet. Si la loi était adoptée, il serait donc préférable que la validation de la demande émane d’un juge, comme le préconise l'ancien ministre de la Santé Jean-François Mattei, ou d’une association.
Michèle Levy-Soussan : La question de la responsabilité juridique est un peu subsidiaire, dans un tout beaucoup plus large : comment impliquer tous les acteurs liés à cette décision ? Un médecin qui s’est investi dans la relation de soin est plus légitime et plus concerné qu’un spécialiste extérieur. Bien sûr, pour en rester aux préoccupations juridiques, il faut que chaque médecin puisse engager sa clause de conscience et refuser de pratiquer l’aide à mourir.
Isabelle Marin : Mais tous ces débats sont en réalité des débats de niche qui ne concernent qu’un nombre très restreint de cas, dans des situations exceptionnelles. Or, la loi est censée fixer la norme. Oui, il y a des cas de figure exceptionnels, je ne le nie pas, et la loi actuelle est impuissante à les prendre en compte, mais ce qui importe, ce qui est prioritaire, est que le cadre général de l’interdiction continue à préserver les valeurs de notre société et le sens de la relation du soignant au malade.
Michèle Levy-Soussan : Et alors les malades qui le peuvent choisiront d’aller mourir ailleurs. J’ai pu constater parmi tous les collègues médecins combien cela était difficile à accepter !
Isabelle Marin : La mort restera toujours une tragédie, terriblement difficile à accepter pour les patients mais aussi pour les soignants. Néanmoins, ce qui compte, c’est la manière dont la loi décrit notre société.
Isabelle Marin : La mort restera toujours une tragédie, terriblement difficile à accepter pour les patients mais aussi pour les soignants. Néanmoins, ce qui compte, c’est la manière dont la loi décrit notre société. Notre loi sur l'aide à mourir pourrait bien présenter le visage d’une société où les moins performants, les personnes âgées, les personnes fragiles, les personnes malades, sont poussés dehors. Cette loi est une loi qui parle à la première personne, "moi je", sous l’angle du droit de l’individu, et qui ne pose pas le "nous" d’une vision collective.
Michèle Levy-Soussan : L’aide à mourir peut exister dans le cadre d’une relation de soins réinventée, dans une acception moins technique, qui aille vers un engagement plus humaniste et plus ambitieux et qui accorde davantage de place aux soignants, lesquels ne sont pas des médecins mais ont un rôle complémentaire de ces derniers. Je regrette qu’en France, on soit si catégoriel. Je voudrais par exemple que l’on invente un service civique soignant. Face à l’évolution de nos systèmes de santé, des attentes des patients et de nos démographies, il faudra davantage de solidarité et davantage de créativité afin d’inventer d’autres lieux pour la fin de vie.